ADAM
En hébreu, le nom commun adam, toujours employé au singulier, signifie « homme » en tant qu’espèce et non en tant qu’individu de sexe masculin. L’étymologie en est discutée. Le récit de la Genèse (II, 7) l’a rapproché du mot adamah, « terre », mais c’est peut-être là jeu de mots significatif plutôt qu’étymologie véritable. Ce nom d’adam est employé dans les récits de la création de la Genèse (I, 3) avec l’article ha, ce qui, en hébreu, montre qu’il s’agit d’un nom commun. Peu à peu, il a été compris comme un nom propre : déjà dans certaines parties de la Genèse (IV, 25 ; V, 3-5), où manque l’article, dans le livre des Chroniques (I Chron., I, 1), vers 350 avant J.-C., et dans la tradition grecque des Septante. Adam est le père de l’humanité dans le judaïsme, et dans les traditions chrétienne et musulmane.
Le livre de la Genèse, élaboré dans une société patriarcale traditionaliste, contient un exposé de l’histoire où le destin d’un peuple, d’une tribu, d’un clan, d’une famille est à la fois préfiguré et déterminé par le sort d’un ancêtre lui donnant son caractère propre et son nom : ainsi d’Israël et de ses tribus, d’Édom, d’Ismaël, de Cham et de Canaan, etc. Ces récits relatifs à un ancêtre éponyme schématisaient sans trop d’artifice des faits réels de tradition familiale ou nationale. Il était, dès lors, obvie d’attribuer à l’humanité entière un ancêtre commun, « l’homme », ha adam, en qui se résumerait tout ce que l’on voulait dire de l’espèce dans son ensemble. Cela supposait implicitement une vue, qui n’était pas si répandue dans l’Orient ancien, selon laquelle le genre humain était une unité dont les membres avaient une égalité fondamentale et des devoirs mutuels de bienveillance et d’entraide.
Ainsi se constituèrent les récits relatifs à la création, à la condition originelle et au péché de l’homme. Ces textes furent ensuite compris comme retraçant le destin d’un individu réel, premier père véritable de toute la famille humaine. Le goût pour les constructions imaginaires, et aussi des conceptions anthropologiques nouvelles, religieuses ou philosophiques, provoquèrent ultérieurement des développements abondants, brodant sur le canevas beaucoup plus sobre du récit biblique.
Il ne sera question ici que de la création et de la condition initiale d’Adam, non de la chute et de ses conséquences [cf. PÉCHÉ ORIGINEL].
1. De la Bible à la gnose
Dans la Genèse, un récit plus ancien, bien que placé en second lieu (Gen., II, 4-25), décrit la formation de l’homme, modelé avec la glaise du sol, puis animé par le souffle de Dieu, qui en fait un être vivant, placé alors dans un jardin divin planté d’arbres fruitiers luxuriants. Dieu lui interdit de goûter aux fruits de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, l’invite à donner un nom aux animaux, enfin lui octroie une compagne qui lui soit adaptée, la femme formée d’une partie de son côté. L’union du premier couple doit être le prototype des mariages ultérieurs. La nudité ne provoque alors aucune honte.
Un récit encyclopédique plus récent, bien qu’il ouvre la Genèse (I, 1 - II, 4), place la création de l’homme à la fin de l’œuvre créatrice et l’exprime en termes plus abstraits. L’humanité est constituée à l’image de Dieu ; elle comporte les deux sexes, mâle et femelle ; elle est destinée à peupler et à dominer la terre. Tel est le donné initial, sur lequel se sont greffés ensuite bien des développements.
On trouve chez le philosophe juif Philon, au début du premier siècle de notre ère, un effort d’interprétation rationnelle, qui devait inspirer bon nombre de Pères de l’Église. D’autres écrits vont dans une direction franchement imaginative. Le corps d’Adam, d’une grande beauté, était gigantesque et s’étendait de la terre au ciel. Les anges reçurent l’ordre de rendre hommage à cette créature, image de Dieu. Tous s’inclinèrent à l’exception de Satan, qui fut chassé du ciel et devint l’ennemi de l’homme. Certains auteurs pensent que le premier être humain avait deux faces et deux sexes : la formation de la femme consista à séparer cet être double en deux moitiés.
L’Islam, dans le Coran et dans des écrits postérieurs, a repris certaines traditions extra-bibliques, juives ou chrétiennes. Un trait original du Coran (II, 28-32) est que les noms de toutes choses furent enseignés directement par Dieu à Adam, au lieu que celui-ci les imposât de lui-même.
Les systèmes gnostiques, tout en les remaniant profondément, ont mêlé à leurs spéculations des données relatives à Adam, puisées dans la Bible ou le judaïsme, par exemple le caractère androgyne de l’homme primitif. Cela ressortit à une étude de la gnose.
2. La tradition chrétienne
Outre les données de la Genèse, la tradition chrétienne doit tenir compte d’un nouvel élément, l’enseignement de saint Paul qui met en parallèle avec Adam, homme terrestre, le Christ, à la fois rédempteur et homme parfait, spirituel, dont nous devons porter l’image. Les Pères de l’Église ont aussi été influencés, plus ou moins inconsciemment, par des conceptions philosophiques, comme celle de l’idéal stoïcien du sage, maître impassible de toutes ses réactions.
Selon saint Irénée (fin du IIe s.), Adam a été créé dans un état d’imperfection relative, analogue à celui des enfants, c’est-à-dire de développement incomplet des facultés spirituelles. Pour saint Grégoire de Nysse (seconde moitié du IVe s.), Adam jouissait d’une sorte d’état angélique. Si les sexes existaient dans l’innocence première, c’était en prévision de la chute.
Mais celui qui devait exercer la plus profonde influence sur la théologie ultérieure fut saint Augustin (début du Ve s.). Pour lui, la nudité sans honte du premier couple dans le paradis montre que la sensibilité était totalement sous la motion de la volonté aussi longtemps que cette volonté était soumise à Dieu. Toutes les passions de la sensibilité et les mouvements des organes sexuels étaient alors déclenchés par la décision volontaire, comme les mouvements de la main dans notre condition présente. Adam était donc exempt de la concupiscence que nous éprouvons actuellement. De même il n’était pas soumis à la mortalité et à la souffrance. Sa vie terrestre terminée, il aurait été transféré dans un état meilleur et glorieux, sans passer par la corruption.
Ces vues ont été reprises à peu près telles quelles dans la tradition théologique occidentale, avec des variations dans le vocabulaire et la systématisation rationnelle. À partir du XVIIe siècle, elles ont subi, de la part de la philosophie et de la critique biblique, des mises en question de plus en plus radicales concernant soit leur conformité au donné de la Genèse, soit la vérité objective de ce dernier.
Les figurations d’Adam sont innombrables dans l’art chrétien, depuis les fresques des catacombes romaines au IIe siècle et les bas-reliefs de sarcophages au IVe. Ces images sont inspirées, en proportions diverses, par le désir de proposer un enseignement religieux, ou par le goût pour la représentation du nu. Le crâne et les ossements placés au-dessous de certains crucifix sont ceux d’Adam, conformément à la légende ancienne d’après laquelle la croix aurait été dressée au-dessus de la sépulture d’Adam, lui apportant ainsi le salut.
Pour ceux qui reconnaissent au récit biblique une valeur plus ou moins grande de révélation religieuse, des questions doctrinales peuvent se poser.
Ainsi dans la nudité du premier couple (Gen., II, 25) faut-il voir l’exemption de la concupiscence, la maîtrise absolue de la volonté sur les réactions sexuelles, selon la pensée de saint Augustin et de la théologie médiévale ? Ou signifie-t-elle que, dans l’innocence première, la défiance et le mépris mutuels n’ont pas envahi les rapports entre individus et que n’existait pas alors la dévaluation sociale résultant de la nudité, aux yeux d’Israël ? Cette seconde interprétation ne fournit plus une base solide aux déductions théologiques édifiées par saint Augustin sur sa propre conception de la perfection originelle d’Adam.
Le récit du jardin d’Eden est-il à concevoir comme décrivant, avec quelques traits symboliques, la création et les expériences d’un premier couple, ancêtre unique de toute l’humanité, ou s’agit-il d’un mythe exprimant à la manière des mythes, c’est-à-dire sous la forme d’un événement concret, une vue de l’humanité et de sa condition ? Dans ce cas, le texte biblique n’est pas pour autant privé de vérité, bien qu’il ne s’agisse plus d’un fait individuel, mais d’une représentation schématique de certaines vérités générales sur l’homme, sa destinée, le rôle d’un héritage spirituel à travers les générations. Cette seconde interprétation, d’abord présentée dans des réductions purement philosophiques des récits bibliques sur Adam par des auteurs comme Spinoza ou Kant, se répand assez largement et s’allie fréquemment avec l’appréciation de la profondeur religieuse du texte.
Une telle interprétation doit s’appuyer avant tout sur la considération du genre littéraire des chapitres en question. Mais elle a été favorisée par un facteur extrinsèque : le développement des sciences de la vie a mis en cause, rendu de moins en moins probable, puis inacceptable, la création instantanée de l’homme et, à un moindre degré, la dérivation de tout le genre humain à partir d’un seul couple. Ce sont les deux questions de l’évolutionnisme et du polygénisme. Si le conflit entre l’évolutionnisme biologique et la vérité religieuse de la Bible apparaît maintenant comme dépassé, il n’y a pas encore unanimité sur la question du polygénisme. Toutefois, ceux-là même qui n’acceptent pas personnellement la perspective polygéniste reconnaissent souvent qu’elle n’est pas exclue rigoureusement par l’Écriture ou le dogme catholique.