14e dalai lama Tendzin Gyatso
Quatorzième dalaï-lama, Tendzin Gyatso naquit le 6 juillet 1935 dans le village de Takster. Situé dans une région peu fertile de la province d’Amdo, dans l’extrême nord-est du Tibet, ce village ne nourrissait guère plus d’une vingtaine de familles. En 1935, cette province se trouvait sous la domination récente d’un chef musulman, Ma Bufeng, dont le gouvernement suivait les directives de la République chinoise, toute proche.
Fils de petits paysans, qui disposaient d’une centaine de têtes de bétail et vivaient principalement du troc, sa petite enfance se passa dans une maison faite de pierre et de boue, avec un toit plat, sans siège ni lit. Sa mère eut seize enfants, dont sept seulement survécurent.
Il n’avait pas tout à fait trois ans quand les émissaires qui recherchaient patiemment, s’appuyant sur divers signes, la réincarnation du treizième dalaï-lama, Thupten Gyatso (décédé en 1933), l’identifièrent en la personne du petit garçon de Takster . Cette reconnaissance confirmée, il fut emmené au monastère de Kumbum et séparé pendant quelque temps de sa famille, à l’exception d’un de ses frères. Tout le destinait à être le quatorzième dalaï-lama, et il devait à ce titre recevoir une éducation particulière.
En 1939, à l’âge de quatre ans, il partit pour Lhassa, la capitale – non sans qu’une rançon ne fût payée à l’avide Ma Bufeng. Après trois mois de voyage dans un palanquin porté par des mules, il fut accueilli en grande cérémonie par une foule immense et passa avec succès, devant deux très vieux moines, une sorte d’examen de confirmation. On l’installa d’abord au palais d’Été, puis, l’année suivante, au fameux palais du Potala, qui domine Lhassa. Il y occupa l’appartement du cinquième dalaï-lama, dont la mémoire est toujours vénérée. Une mission allemande, qui opérait alors au Tibet, nous a transmis la première image cinématographique du nouveau dalaï-lama : un plan fixe, en couleurs, où on le distingue à peine.
Au cours de l’hiver de 1940, à l’âge de cinq ans et demi, il fut officiellement proclamé chef spirituel des Tibétains et prit place sur le « trône du lion ». Tandis que le pouvoir politique était exercé par un régent, le jeune garçon, mis entre les mains de plusieurs précepteurs, suivait une formation rigoureuse, interrompue par de rares visites de sa mère. Il s’adonnait aux dix branches de l’enseignement traditionnel, apprenait à psalmodier les textes bouddhiques classiques et à pratiquer l’art très animé de la dialectique. Doué d’une excellente mémoire et d’un esprit vif, il apprenait vite. Cela lui laissait un peu de temps pour s’amuser avec un train électrique, un télescope et même un appareil de projection de cinéma. On voyait se développer en lui un goût pour la mécanique et l’horlogerie, qui lui vint en particulier d’un Meccano, jouet offert par un diplomate britannique.
Aujourd’hui, ces années de formation lui semblent routinières, à l’écart du monde. C’est à peine si le Tibet sentait les contrecoups de la Seconde Guerre mondiale. Tout y restait médiéval. On n’y connaissait que de très rares automobiles, trois d’entre elles importées par le précédent dalaï-lama. Comme elles étaient hors d’usage faute d’entretien, le jeune Tendzin Gyatso décida de les remettre lui-même en état et y parvint, avec l’aide d’un chauffeur.
Cet isolement du Tibet explique la très vive surprise de l’adolescent vénéré (réincarnation officielle, comme tous les dalaï-lamas, du grand bodhisattva de la compassion, Avalokiteshvara), quand en 1950, alors qu’il avait quinze ans, l’armée chinoise envahit son pays . Les communistes chinois ne cachaient pas leur intention de délivrer le Tibet de ce qu’ils appelaient une théocratie, soumise à des « oppresseurs impérialistes ». Cette « libération pacifique » fut entreprise par une armée de quatre-vingt mille hommes (l’armée tibétaine au total n’en comptait que huit mille cinq cents), au mois d’octobre.
Les premiers combats furent très durs, mais la guerre semblait perdue d’avance pour les Tibétains. Dans l’urgence, en accord avec un oracle, on décida de sacrer le jeune dalaï-lama, de lui donner officiellement le pouvoir temporel deux ans avant l’âge prévu. En pleine invasion, le jeune moine insouciant devenait soudain chef d’État, à la tête de six millions de Tibétains. Il nomma aussitôt deux Premiers ministres, un moine et un laïc, envoya des délégations à l’étranger, et même en Chine, pour qu’on intervînt en faveur du Tibet. Enfin, il se réfugia dans le sud du pays, quittant Lhassa en pleine nuit, sous un déguisement. Après un certain nombre de péripéties dangereuses, il atteignit Dromo au mois de janvier 1951.
Premières déceptions politiques : toutes ses demandes d’intervention diplomatique auprès de la Chine furent rejetées, et un gouvernement tibétain fantoche signa un accord en dix-sept points qui proclamait le retour du peuple tibétain à la grande famille de la république populaire de Chine. Devait-il renoncer au combat et chercher refuge en Inde, comme on le lui conseillait ? Abandonner son peuple ? Il choisit au contraire de rejoindre Lhassa, qui fut envahie par l’armée chinoise en octobre 1951. La situation ne tarda pas à se détériorer, et la résistance à s’organiser. Toute cohabitation semblait impossible.
Dans cette atmosphère d’inflation, de soulèvements, de propagande communiste intense, le dalaï-lama lança ses premières réformes : abolition de certaines dettes, construction de routes, refonte du système éducatif, tout en poursuivant sa formation personnelle. Au début de 1954 (il n’avait pas encore dix-neuf ans), invité par Mao Zedong, il accepta de se rendre en Chine. Ce fut un voyage difficile, au cours duquel il découvrit d’abord l’avion, dans un vieil appareil inconfortable et menaçant qui lui a laissé pour toujours une aversion pour les voyages aériens. Le panchen-lama, deuxième en dignité parmi les autorités religieuses, son cadet de trois ans, le rejoignit en Chine, et les deux jeunes gens se laissèrent aller (des images filmées le montrent) aux délices du premier train qu’ils empruntaient, train de luxe envoyé par Pékin.
Reçu par Zhou Enlai, puis par Mao Zedong lui-même, qui fit tout pour le séduire et pendant un temps y réussit, le dalaï-lama essaya de concilier les besoins fondamentaux du Tibet et les désirs insistants de la Chine. Enthousiasmé d’abord à l’idée d’une association entre les deux pays, il ne tarda pas à déchanter, pour finir par reconnaître en Mao le « destructeur du Dharma », c’est-à-dire de l’ordre légitime du monde.
Au printemps de 1955, il revint au Tibet et retrouva son peuple avec joie. Pendant quatre ans, non sans mille difficultés, il s’efforça de poursuivre son œuvre de conciliation, malgré les bombardements, les tortures, les destructions culturelles, la répression généralisée. Après le soulèvement populaire du 10 mars 1959, où plus de trente mille personnes se réunirent à Lhassa pour le protéger, et les représailles qui suivirent, le dalaï-lama choisit l’exil. Il traversa l’Himalaya et arriva à dos de yak en Inde, avec une partie de son entourage et de son trésor. Quatre-vingt mille Tibétains l’imitèrent.
Accueilli par Nehru, qu’il avait connu à Pékin, il s’installa dans le village de McLeod Ganj, à une douzaine de kilomètres au nord de la ville de Dharamsala, dans l’État de l’Himachal Pradesh. C’est là qu’il réside encore aujourd’hui, à courte distance – à vol d’oiseau – du Tibet occupé et colonisé par la Chine. Il y a reconstitué une sorte de Tibet en exil, en accordant à l’éducation et à la culture une place prépondérante : écoles, crèches, couvents, bibliothèques, lieux d’étude de toutes sortes s’éparpillent dans la montagne, tout autour du couvent principal, entre 2 000 et 3 000 mètres d’altitude.
Son combat n’a jamais cessé. Il a beaucoup voyagé et beaucoup publié. Les diverses résolutions votées par l’O.N.U. pour demander à la Chine de respecter les droits de l’homme au Tibet étant restées lettre morte, il a lui-même réfléchi à différents projets. En 1987, à Washington, il a proposé un plan de paix en cinq points, repris en 1988 devant le Parlement européen à Strasbourg. Il a voulu faire du Tibet une zone démilitarisée et écologiquement protégée, propositions qui, jusqu’à présent, ont toujours été rejetées, tandis que la colonisation et la répression n’ont pas cessé.
Il obtient le prix Nobel de la paix en 1989 et devient universellement célèbre. Voyageur infatigable, reçu par plusieurs chefs d’État, il continue à assumer son double rôle de chef d’État en exil et de plus haute figure du bouddhisme tibétain. Levé à trois heures du matin, il commence sa journée par plusieurs heures de méditation. La matinée, à McLeod Ganj, est consacrée aux affaires politiques : réunions avec les ministres, relations diplomatiques, etc. L’après-midi est réservé aux audiences publiques et privées. Plusieurs fois par an, il voyage, aussi bien en Inde, où de nombreux centres bouddhiques ont retrouvé une vive activité sous son influence, que dans le reste du monde. Il s’exprime volontiers dans la presse, à la radio, à la télévision.
Il a déclaré à plusieurs reprises son intérêt pour les recherches scientifiques contemporaines, et on le voit participer à des congrès d’astrophysiciens ou de neuro-psychiatres. Il dit que le bouddhisme, selon lui, est avant tout une « science de l’esprit », mais cette attitude ne l’éloigne jamais des concepts bouddhiques traditionnels, qu’il continue à approfondir. Parmi ceux-ci, outre la compassion, dont il est l’incarnation même, il met volontiers en avant l’impermanence (arme précieuse contre tout intégrisme) et l’interdépendance (qui donne à l’écologie sa base véritable et assure à l’homme une place solidaire dans la nature). Il est l’opposé d’un chef religieux qui voudrait à tout prix convertir, rallier les autres à sa cause. Au contraire : il conseille à chacun de chercher d’abord en lui-même, et dans sa propre tradition, avant de demander au bouddhisme, s’il le désire, un autre accent, une autre dimension.
Sans aucun doute, par sa personnalité, à la fois chaleureuse, profonde, rieuse et obstinée, aussi bien que par les événements exceptionnels qui ont composé sa vie, il a largement influencé le développement du bouddhisme tout entier, au XXe siècle, en le rendant plus clair, plus accessible, plus proche de l’humain. Ne sachant pas si son combat politique atteindra un jour le but qu’il recherche, il vit dans le mouvement, et dans la conscience de ce mouvement, tenant la faculté d’acquérir une qualité, la prajña, pour plus précieuse que l’acquisition elle-même.
Il accepte l’idée qu’il est peut-être le dernier dalaï-lama. Si un jour le peuple tibétain ne veut plus de cette institution, il se retirera, dit-il, dans un couvent, sans aucune possession, pour y finir ses jours comme un vieux moine courbé sur son bâton. Et dans le fond, ajoute-t-il en riant, « ce n’est peut-être pas si mal ».
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