YogaLa tradition indienne, tant hindoue que bouddhique, désigne sous le nom de yoga (« action d’atteler, de maîtriser, de dompter ») une technique de salut originale qui se propose de libérer l’âme de sa condition charnelle par l’exercice de disciplines psychiques et corporelles . Le point de départ en est la croyance en l’existence, à l’intime de chaque individu, d’un principe éternel (atman, « âme ») identique à l’Esprit universel (purusa, ou brahman) ; cette essence est en quelque sorte exilée dans le monde de l’existence où elle est condamnée à se réincarner indéfiniment, passant de corps en corps à la manière d’un oiseau migrateur (hamsa, « oie sauvage »). Embarquée malgré elle dans le char de la vie, elle aspire à descendre du véhicule mais ne le peut, car, étant par définition impassible, inactive, contemplative, toute initiative lui échappe.
Cependant, la lumière qui émane d’elle (l’atman est comme un feu qui brûle dans le cœur de chaque être) parvient, dans certains cas, à illuminer la pensée (manas), qui joue le rôle du cocher dans la symbolique du char. Ayant pris conscience de la condition malheureuse de son âme, l’individu ainsi éclairé s’efforce de maîtriser les chevaux de l’attelage jusqu’à parvenir à l’arrêt complet du véhicule – circonstance unique (car normalement la course n’a pas de fin, même si le char est différent à chaque vie nouvelle) dont l’atman profitera pour quitter à jamais sa condition de passager involontaire. C’est là tout le programme du yoga ; et l’on voit immédiatement quelle place privilégiée il accorde à l’esprit humain (manas) : les exercices corporels n’ont de valeur, dans cette perspective, que dans la mesure où ils contribuent à donner à la pensée la plénitude de sa puissance.
Exposé systématiquement par Patañjali dans les Yoga Sutras (IVe s. av. J.-C. ?) qu’interprètent, depuis plus de vingt siècles, des dizaines de commentateurs, célébré dans la Bhagavad Gita (de la même époque) et dans de nombreuses upanisad, le yoga reste réservé à ceux qui reçoivent l’initiation d’un maître qualifié (guru) après une période de noviciat. Parmi les conditions requises figure une longue liste de valeurs à respecter, telles que la chasteté, l’équanimité, la véracité. Lorsque ces vertus sont devenues habituelles, le disciple commence l’étude du yoga proprement dit : on lui enseigne à retenir son souffle (exercice de pranayama, « maîtrise du souffle ») et à fixer son attention (dharana). Il a choisi au préalable la posture (asana) qui lui convient parmi tout un jeu de possibilités et il a, simultanément, appris à se couper du monde extérieur par l’exercice du pratyahara (« retrait des sens »). Vient ensuite la pratique de la méditation (dhyana) qui, bien menée, doit conduire au samadhi, moment où s’opère la mutation essentielle qui libère l’âme de sa condition existentielle.
Ces différentes étapes ne se comprennent que par référence à la doctrine du corps « subtil » qui, chez chacun d’entre nous, double le corps « grossier » seul accessible aux sens. Ainsi, la tenue du souffle, ou pranayama, sert-elle à permettre au prana (« souffle inspiré ») d’atteindre un centre (cakra, « roue ») situé à la base du corps subtil. Là gît une Puissance qui, chez l’homme ordinaire, n’est que virtuelle (on la compare à un serpent femelle endormi). Réalisée par le yoga (« éveillée » par le souffle), cette Puissance (on l’appelle Kundalini, l’« Enroulée ») s’activera et, guidée par la pensée durant les exercices de méditation, montera progressivement, de chakra en chakra, jusqu’au sommet du corps subtil où elle s’unira à l’âme (atman est un mot masculin) : les noces de l’atman et de la Kundalini, comparées à celles de Siva et de sa parèdre Parvati, provoquent une véritable transmutation alchimique de l’individu, que l’on qualifie dès lors de jivan-mukta (« délivré-vivant »).
On aura reconnu, dans l’évocation de la Puissance féminine (sakti) et de son union avec le principe mâle (purusa, ou atman), une influence tantrique, surtout sensible dans les Upanisad et dans les traités de hatha-yoga (« yoga de la force »), postérieurs au Xe siècle de l’ère chrétienne. Mais presque toutes les écoles de pensée de l’hindouisme se sont intéressées au yoga et lui ont emprunté quelque chose, quitte à le marquer en retour de leur empreinte. Citons à titre d’exemple, parmi les maîtres du XXe siècle, Vivékânanda (dont le yoga est fortement marqué de bhakti) et Sri Aurobindo (dont le yoga « intégral » combine l’enseignement de Sankara avec celui de Patañjali). On peut dire que, depuis plus de dix siècles, il n’est pas un secteur de l’indianité qui ne soit touché par le yoga, sans parler de l’intérêt qu’il suscite en Occident depuis le début du XXe siècle.
1. Historique
Définitions
Le mot yoga apparaît dans les documents littéraires les plus anciens que nous possédons sur la culture indienne : les hymnes védiques (début du IIe millénaire av. l’ère chrétienne). Il exprime, toujours en contexte guerrier, l’action d’atteler des chevaux fougueux au char de bataille d’un prince ou d’un dieu – avec toute une série d’implications : difficulté de l’entreprise (à une époque où le collier d’épaule n’existait pas), admiration suscitée par le résultat lorsque les coursiers « bien attelés » (su-yukta) sont au meilleur de leur efficacité, etc. Technique aristocratique, donc savante et prestigieuse, le yoga sera toujours tenu pour tel en Inde et, de ce fait, réservé à une élite d’initiés : « La vérité du yoga est secrète, on ne doit pas la divulguer ; Siva la réserve à l’adepte parfait que le yoga transforme en un écrin digne des joyaux les plus beaux » (Hamsa Upanisad, I.3).
Dans les textes en prose du Veda, le sens du terme s’élargit : un yoga devient une méthode, une recette, quel que soit le champ de son application. Telle est la signification que le mot conservera en sanskrit classique, où il peut désigner n’importe quelle discipline. Néanmoins, ce sont surtout les conduites psychologiques, morales, spirituelles, religieuses qui, de préférence, se voient qualifiées de yoga – et, bien entendu, en tout premier lieu, un ensemble d’exercices psychiques et corporels orientés vers l’obtention d’un bien spirituel et qui constituent le yoga par excellence ou, comme on dit souvent, le raja-yoga, équivalent indien de l’art royal (rajan veut dire « roi ») des alchimistes occidentaux. La comparaison est d’autant plus valable que le yoga est aussi une alchimie, puisqu’il se propose de transmuer l’individu afin de lui permettre de sortir du monde phénoménal, de quitter la multiplicité existentielle pour atteindre l’Unité essentielle et se fondre en elle.
Avec cette signification spécifique, le mot yoga apparaît pour la première fois dans les Upanisad et dans la Bhagavad Gita, textes qui datent de la seconde moitié du Ier millénaire avant l’ère chrétienne. Mais il va sans dire que la chose était certainement plus ancienne, au témoignage des documents eux-mêmes. De plus, ce que nous savons de la voie suivie par le Mahavira (fondateur du jaïnisme, VIIIe s. av. J.-C.) et par le Buddha (fondateur du bouddhisme, VIIe s. av. J.-C.) montre que ces personnages, pareils à coup sûr à tant d’autres dont les noms ne nous sont pas parvenus, pratiquaient un yoga très semblable à celui de la tradition classique.
Les textes
Les textes fondamentaux qui exposent l’essentiel de la doctrine appartiennent à divers genres littéraires, selon qu’ils sont tenus pour révélés par la divinité (telles la Bhagavad Gita et les Upanisad) ou simplement composés par des techniciens (comme les Yoga sutra et la Gheranda samhita). Le yoga, en effet, se présente pour la première fois en tant que discipline autonome dans quelques-unes des Upanisad les plus anciennes (vers le VIIIe s. av. J.-C.), où il figure comme technique visant à délivrer l’âme des tourments de la transmigration (samsara). L’individu y est présenté comme une structure à quatre éléments comparée à un véhicule en mouvement : le corps est pareil à un char qu’entraînent des chevaux (les organes de perception et d’action) guidés par un cocher (le manas, « pensée, esprit ») ; l’âme, embarquée dans ce véhicule, souffre des aléas d’un voyage qu’elle n’a pas désiré et sur lequel elle n’a aucune autorité. Le yoga est alors la méthode employée pour permettre au manas de comprendre la misère de son passager, et donc d’arrêter la course du char afin que l’âme puisse le quitter.
Cette sortie du monde phénoménal constitue le salut (moksa, « délivrance ») auquel le sage doit aspirer. D’autres symboles sont utilisés dans les Upanisad plus tardives (premiers siècles de l’ère chrétienne), expressément vouées à la célébration des vertus du yoga ; citons celui de l’oiseau migrateur (hamsa) : contrainte par les lois du samsara à s’incarner indéfiniment dans des corps vivants, l’âme est, chaque fois, prisonnière de l’individu qu’elle habite, à la façon d’un oiseau migrateur pris dans le filet d’un chasseur ; le yoga sera, dans la logique de cette image, le couteau qui coupera les rets de l’existence et permettra au volatile de s’en évader définitivement : « Comme un oiseau, prisonnier d’un filet, s’envolerait vers le ciel après qu’on eut coupé les rets qui le tenaient captif, ainsi l’âme de l’adepte, délivrée des liens du désir par le couteau du yoga, s’échappe à jamais de la prison du samsara ! » (Ksurika Upanisad, I.22).
Il y a d’autres façons de suggérer ce que peut être la doctrine secrète ; mais, chaque fois, il s’agit de la même démarche, comme l’indique l’emploi constant du terme de moksa pour désigner le but à atteindre : non pas la mort, car, aux yeux de la tradition hindoue, celle-ci n’est qu’un moment du devenir, mais la sortie du monde des phénomènes, le passage de l’existentiel à l’essentiel, le retour à l’absolu. En langage métaphysique, l’âme est dite en état d’isolement parfait (kaivalya) lorsqu’elle est enfin délivrée de la multiplicité existentielle ; elle réalise alors (c’est-à-dire qu’elle devient « en vérité » ce qu’elle n’était que virtuellement) son identité avec le Principe universel (purusa, ou brahman).
Parfois, ce programme prend une teinte religieuse ; c’est le cas notamment dans la Bhagavad Gita, où Krishna (Krsna) enseigne qu’il est lui-même l’Âme universelle à laquelle les âmes individuelles sont foncièrement analogues (ou identiques, selon l’interprétation que proposent de ce texte les diverses écoles qui s’en recommandent). Alors la méthode privilégiée sera évidemment la dévotion au Seigneur ; pratiquée non seulement comme une effusion du cœur (ou un devoir social) mais comme une progression concertée d’exercices spirituels, elle porte le nom de Bhakti-yoga (bhakti : « dévotion fervente ») et vise, elle aussi, la libération. Dans la même perspective, d’autres textes similaires prônent la dévotion à Visnu ou, plus souvent, à Siva en sa qualité de Mahayogin (« Grand Adepte du yoga »). Enfin, la littérature tantrique favorise, en certains de ses aspects, la dévotion à la Déesse (Laksmi, Parvati, Durga...).
Il faut cependant insister sur le fait que le bhakti-yoga n’est que l’une des multiples formes que prend le yoga, et certainement pas la plus caractéristique. Pour découvrir ce qu’est cette doctrine dans sa spécificité, il est préférable de se référer aux traités techniques, dont le plus ancien est le texte attribué au sage mythique Patañjali. Sous le nom de Yoga Sutra (sutra : enchaînement de propositions elliptiques), cette œuvre a suscité de nombreux commentaires grâce auxquels son enseignement nous est accessible, au moins pour l’essentiel. En fait, la composition même des Sutra (vers le IVe s. av. J.-C. ?) prouve que le yoga tendait alors à se constituer en école philosophique (darsana, « point de vue »), comme le faisait simultanément le Vedanta. Chacun des grands darsana repose, en effet, sur des Sutra qui servent de prétexte aux développements autonomes élaborés par les maîtres de l’école. En ce qui concerne le yoga, on peut citer, parmi les plus célèbres, les commentaires de Vyasa (époque indéterminée, mais peu éloignée de celle de Patañjali), de Misra (IXe s. ?), de Bhoja (XIe s.), etc.
Plus tard, de très nombreux textes indépendants précisent tel ou tel aspect de la méthode sans que les auteurs se contraignent à suivre l’ordre d’exposition des matières adopté par Patañjali ; signalons, à titre d’exemple, le Varttika (« Interprétation ») de Vijnana Bhiksu (XVIe s.), la Maniprabha (« Explication ayant l’éclat d’une gemme ») de Ramananda Sarasvati (XVIIIe s.), la Samhita (« Recueil de strophes ») de Gheranda (date inconnue), etc. Tous ces ouvrages, même les Sutra de Patañjali, se signalent par leur haute technicité et nécessitent pour être compris d’être comparés les uns aux autres et référés aux pratiques des maîtres contemporains qui perpétuent en Inde la tradition du yoga classique.
Autres documents
Diverses tentatives ont été faites pour préciser ce qu’a pu être l’histoire du yoga. Ainsi, ayant découvert à Mohenjo-Daro des sceaux de terre cuite qui portent figuration d’un personnage assis « en tailleur » et semblant méditer, on a conclu, un peu vite peut-être, que la civilisation de l’Indus (IVe et IIIe mill. av. J.-C.) était le berceau du yoga. De plus, s’il était prouvé que ledit personnage était, en fait, un « proto-Siva », on aurait un témoignage archaïque de la solidarité, avérée à date moderne, entre le shivaïsme et le yoga. Malheureusement, rien n’est sûr dans ce domaine, car l’écriture des sceaux de l’Indus n’a pu encore être déchiffrée. D’autre part, il ne semble pas que les peuples indo-européens les plus anciens aient ignoré des pratiques analogues ; et le Veda, composé par les Aryens qui entrèrent en Inde au début du IIe millénaire, comporte dans ses parties les plus anciennes des allusions à des « ascètes chevelus » pratiquant des austérités spectaculaires (isolement, jeûne, macérations) destinées à parvenir à un certain type de connaissance intérieure inaccessible au commun des mortels. Les visions des rsi (« prophètes ») sont obtenues par des moyens qui ressemblent fort, autant qu’on peut s’en rendre compte, aux « pouvoirs merveilleux » (siddhi) développés par la pratique du yoga. Enfin, des recherches ont été faites pour comparer le yoga au chamanisme des sorciers sibériens, mais il semble bien que l’influence a joué dans l’autre sens, le bouddhisme s’étant chargé de diffuser certains aspects de l’indianité vers le nord de l’Asie.
On préfère aujourd’hui admettre que le yoga hindou n’est qu’un aspect particulier de tout un ensemble de pratiques et de doctrines diffusées dans le monde au début de l’âge des métaux ; visant au salut individuel (et non plus collectif) par l’apprentissage d’une vérité intime (et non plus extérieure) acquise grâce à des prouesses corporelles et mentales, elles ont en commun la mise en avant de la volonté comme facteur essentiel (mais non pas unique) de progrès spirituel. On comprend, dès lors, pourquoi cette science devait rester secrète et réservée à des initiés triés sur le volet : c’est qu’elle implique pour l’adepte le rejet des rites ordinaires et des croyances ancestrales. Les textes indiens sont nombreux où l’on voit les dieux s’inquiéter de la puissance qu’accumule tel yogin (ou yogi, « adepte du yoga ») ; à la limite, lorsqu’il est parvenu au but suprême, l’adepte transcende absolument tous les plans d’existence, y compris celui où vivent les dieux. Comme le dit la Yogatattva Upanisad (I.6), « certains cherchent leur voie dans la pratique des rites tels que l’enseigne le Veda ; ils tombent, par ignorance, dans les pièges du ritualisme. Ni les liturgistes ni les dieux mêmes ne peuvent rendre compte de la Réalité indicible ; car comment cette forme suprême que seule l’âme peut voir serait-elle connue des Écritures sacrées ? »
À une date plus récente, l’évolution se marque mieux. Grâce à des témoignages extérieurs à la tradition hindoue (récits de voyageurs grecs, chinois, puis européens ; textes bouddhiques), nous savons ce qu’était le yoga au moment où les traités qui en fondent la tradition classique ont été composés (du IVe s. av. J.-C. au XIe s. apr.). Y sont décrites des pratiques héroïques ou spectaculaires (postures acrobatiques, manifestation de pouvoirs surnaturels, pénitences extraordinaires, suicides publics) ordonnées cependant à la poursuite d’un but spirituel qui seul les distingue des tours accomplis par les magiciens de foire.
Plus tard encore, lorsque l’islam et le christianisme s’implantent en Inde, le yoga, tout en gardant sa spécificité (et notamment son caractère spectaculaire), tend à se spiritualiser : la recherche des pouvoirs magiques, pourtant cautionnée par Patañjali (le chapitre III des Yoga Sutra leur est consacré), passe au second plan ; certains vont même jusqu’à dire que ces pouvoirs sont pernicieux, car le yogin risque de se complaire à les exercer et d’oublier ainsi qu’ils ne sont qu’une étape vers la délivrance. L’accent est mis alors sur l’enseignement métaphysique (ou religieux, selon les écoles), comme on le voit par exemple dans l’œuvre de maîtres tels que Vivékânanda ou Aurobindo. On prendra garde cependant que, même chez ces derniers, le yoga reste profondément original, notamment par la conception qu’il a de la nature du « composé humain » et de la méthode à suivre pour en opérer une mutation radicale, supposée possible et souhaitable (parce que salutaire).
2. Les doctrines
Les pratiques, apparemment pittoresques, du yoga ne se comprennent que si l’on considère l’ensemble de la doctrine qui les fonde : en ce domaine plus qu’en aucun autre peut-être, la praxis est étroitement liée à la theoria.
L’âme et le corps
On a vu plus haut comment l’âme (atman) se situe par rapport au corps : elle lui est étrangère autant que le passager d’un véhicule peut l’être de la carrosserie et du moteur de l’engin qui l’emporte, mais elle en reste dépendante, d’humiliante façon, comme l’est ce passager vis-à-vis des performances du véhicule en question. Pourtant, le rapport est hiérarchique : l’âme est sujet, le corps objet ; elle est impérissable (éternelle, non pas immortelle), quand il est précaire, fragile, voué à la destruction ; elle est une, quand il est multiple (non seulement dans la diversité de ses composantes, mais aussi dans le fait que la même âme visite successivement un nombre indéfini de corps) ; enfin, elle est lumière, intelligence, vie, quand il n’est qu’opacité, ignorance, mort (le corps est « animé » de l’intérieur – et, justement, par l’âme, laquelle l’éclaire et le chauffe, la vie durant, comme un soleil sis dans le cœur). Le paradoxe est que cette toute-puissance ne puisse se délivrer elle-même ; mais c’est qu’elle est impassibilité, inactivité contemplative, alors que le corps est mouvement, agitation, dispersion.
À propos de ce problème des rapports entre l’âme et le corps (l’existence de l’âme étant postulée avec toutes ses qualités et sa condition incarnée étant tenue pour un mal en soi, également par postulat), l’hindouisme présente une solution originale : la pensée, en jouant le rôle de conducteur du char, se trouve en effet à la charnière des deux entités et participe, en fait, de l’une et de l’autre. Du corps le manas (la pensée, l’esprit au sens « humain » du mot) tient son caractère périssable, multiple, actif. Il était facile, en effet, aux Indiens d’observer que l’esprit ne s’arrête jamais de fonctionner, même pendant le sommeil, et qu’il peut se dérégler à la suite d’une intervention extérieure de nature matérielle (coup sur la tête, absorption de boissons alcoolisées, etc.). On en conclut qu’il dépend étroitement de son environnement (ainsi la mémoire ne retient-elle que ce que l’esprit perçoit ou conçoit) et que, probablement, en raison même de cette dépendance, il ne survit pas au corps.
Pourtant, l’esprit a le pouvoir de forcer le corps à agir contre lui-même, comme on le voit dans le suicide, où le corps, conduit par l’esprit (manas), se fait l’agent de son propre anéantissement. Il y a là quelque chose qui semble aller au-delà des simples nécessités mécaniques de l’existence, et les textes doctrinaux du yoga disent qu’en effet la pensée humaine est capable, sous certaines conditions, de prendre conscience de la présence silencieuse de l’âme et d’en refléter la lumière. On donne parfois un nom particulier à cette faculté spirituelle, que l’on sépare plus ou moins du manas (on l’appelle alors buddhi, « intelligence »), mais le plus souvent on professe qu’il s’agit d’une qualité propre au manas lui-même. Et, pour expliquer pourquoi seuls certains individus sont capables de cette prise de conscience, on se réfère à la théorie de la transmigration (samsara) qui veut que l’individu soit, à sa naissance, héritier de toutes les actions qu’il a accomplies durant la chaîne des vies qui ont précédé la sienne (doctrine du karman). Si le bilan est négatif, l’esprit, obscurci, obnubilé par les appétits charnels, est inapte à refléter la lumière émanant de l’atman ; s’il est positif, l’illumination est possible. Elle vient sous la forme d’une inspiration (qui incite à s’engager sur la voie salutaire), d’une prise de conscience (de la condition malheureuse de l’âme), d’une volonté, etc. ; et elle s’accompagne de la force requise pour entreprendre le difficile travail. Le libre-arbitre est, on le sait, une notion étrangère à l’hindouisme, qui tient que toute conduite est déterminée par le karman. On va même jusqu’à dire que la rencontre du guru (maître spirituel) qui donnera l’initiation est « méritée », non fortuite. Là encore le yoga, profondément hindou sur ce point comme sur tous les autres, est très éloigné de la mentalité occidentale.
Le corps subtil
C’est donc le manas qui assurera la responsabilité immédiate de l’action entreprise. Reste à savoir comment il peut l’exercer. Ici, les hindous professent qu’à côté du corps visible (on dit : « grossier »), qui comprend le squelette, la chair, les organes de perception et d’action, existe un ensemble de structures normalement invisibles qui double en quelque sorte le corps grossier et porte de ce fait le nom de corps « subtil ». Pour s’en tenir à l’essentiel, on dira qu’il s’agit d’un réseau de voies de communication qui permet à diverses « énergies » de circuler, d’imperceptible façon, afin de soutenir le principe vital, de le « nourrir », de l’animer (c’est-à-dire de lui communiquer, si peu que ce soit, quelque chose de la lumière perpétuelle de l’âme, identique, ne l’oublions pas, au Principe universel). Ces conduits portent le nom de nadi (« rivières ») et sont en très grand nombre (« soixante-douze mille », dit par exemple la Kshurika Upanisad, I.17). Il ne faut évidemment pas les confondre avec les veines et artères (encore que le sang ait bien pour fonction de vivifier l’organisme) ni avec les voies respiratoires (encore que les nadi aient pour fonction première de « véhiculer les souffles ») ni même avec les boyaux (et cela bien que la digestion soit activée par les souffles qui circulent au long des nadis selon la doctrine commune des grands textes du yoga).
On retrouve toujours dans les textes fondamentaux du yoga cette équivoque : le corps subtil ressemble au corps grossier, et l’on pourrait être tenté de ne voir en lui qu’une représentation naïve de réalités physiologiques mal connues. Pourtant, les médecins indiens avaient une connaissance précise de l’anatomie humaine et ne risquaient pas de confondre, par exemple, les différents types de « canaux » observables dans un corps dépecé : ils usaient d’un vocabulaire adapté à ces différences et ne désignaient pas les nerfs du même mot que les artères ou les intestins. En fait, le corps subtil est simplement « analogue » au corps grossier, non identique à lui. Ainsi, lorsque telle Upanisad parle du cœur, elle l’évoque d’une façon qui rappelle l’organe anatomique (muscle creux, sis dans la poitrine, etc.), mais on se rend vite compte qu’il s’agit en réalité d’autre chose, puisqu’on nous parle de la lumière qui se trouve à l’intérieur du cœur ou de la flamme qui y brûle en permanence ; parfois, c’est un lotus en bouton que les exercices de yoga font s’épanouir ; on pourrait multiplier les exemples.
Cela est valable également pour la doctrine des souffles : le simple fait que ce mot soit au pluriel suffit à indiquer qu’il s’agit là de quelque chose qui va au-delà de la simple respiration. Les textes expliquent, en effet, que les souffles sont cinq : non seulement la masse d’air inspiré que l’on distingue de la masse d’air expiré, mais encore l’air « diffusé », l’air « élevé », l’air « rassemblé ». Ces « vents », comme on les appelle aussi, sont assimilés à des divinités (devata) qui jouent un rôle actif dans les fonctions vitales : de même que l’organisme « grossier » est en quelque sorte nourri et maintenu en vie par l’effet de la respiration, de même le corps subtil est vivifié par les cinq souffles. Ces divinités ne demandent qu’à jouer un rôle bien plus considérable, pourvu que l’individu prenne conscience de leur existence et dirige leur activité vers un but à leur mesure : grâce au yoga, elles sont prêtes à aider à la mutation spirituelle qui transformera l’homme de tous les jours, prisonniers des liens du samsara, en un être libéré – c’est-à-dire en un individu dont l’atman ne se réincarnera plus.
La Kundalini
Des innombrables « rivières » (nadi) qui irriguent le corps subtil, trois retiennent l’attention : l’une se dresse de la base du tronc à la tête (comme fait la colonne vertébrale), les deux autres s’entrelacent autour d’elle à la façon des deux serpents du caducée. Ces deux-là sont appelées Ida et Pingala ; la première est jaune, diffuse une lumière semblable à celle de la lune et joue le rôle du Gange dans cette géographie symbolique ; la seconde est rouge, brille comme le soleil et équivaut à la Yamuna (moderne Jumna, affluent de rive droite du Gange). Quant à la nadi centrale, elle porte le nom de Susumna ; de couleur blanche, elle a l’éclat du diamant : c’est la Sarasvati (moderne Sutlej, affluent de l’Indus), la rivière du Paradis. Ida et Pingala se croisent six fois sur la Susumna et chacun de ces points de rencontre est appelé chakra (cakra, « roue, cercle »). On verra plus loin qu’il existe un septième chakra, distinct des six autres.
La fonction d’Ida et de Pingala est de conduire les souffles jusqu’à la base de la « rivière de diamant », où dort un feu à demi éteint. Grâce au yoga, la flamme de ce « Feu-de-la-Base » est avivée et éveille la Kundalini, énergie mystérieuse, semblable à un serpent femelle lové (c’est le sens du mot sanskrit kundalini) à la base du tronc : « Puissance divine, l’Énergie-lovée resplendit pareille à la tige d’un jeune lotus ; telle un serpent, enroulée sur elle-même, elle tient sa queue dans sa bouche et repose, assoupie, dans le Centre-de-la-Base » (Kundalini Upanisad, I.82). Éveillée (ou « réalisée », de virtuelle qu’elle était chez l’homme ordinaire), la « puissance du serpent » se dresse en sifflant et commence de monter dans la Susumna vers le haut de la tête. Chaque fois qu’elle rencontre l’un des chakras elle doit le percer (ou le briser, le trancher, à la façon d’un nœud gordien) et simultanément faire fleurir le lotus en bouton qui se cache en chacun d’eux.
Ces différents centres sont situés en quelques points importants du corps subtil : dans la région de l’anus est le muladhara (« soutien de la base »), en lequel les trois canaux ont leur origine commune ; le svadhisthana (« fondement de l’individu ») est situé près du sexe ; le manipura (« cité des joyaux ») correspond au nombril ; l’anahata (« [tambour] non battu ») est à la latitude du cœur, le visuddha (« purifié ») à la hauteur de la gorge ; l’ajña (« commandement »), enfin, se place à la hauteur du front, là où les trois nadis se croisent pour la dernière fois. Le septième et dernier chakra (brahmarandhra, « ouverture vers le brahman »), pareil à un lotus à mille pétales (sahasrarapadma), occupe la place de la fontanelle au sommet de la tête, ou, selon certains textes, se trouve même au-dessus de la tête, semblable à un oiseau aux ailes déployées, diffusant des rayons.
L’ouverture des chakras constitue une ascension spirituelle (une sorte de « montée du Carmel ») en six étapes nécessaires, la septième étant en même temps la dernière : celle qui permet d’ouvrir la porte pour libérer l’âme captive. Chaque fois, il y a analogie avec des éléments cosmiques (dans l’ordre : la Terre, l’Eau, le Feu, l’Air, l’Éther, l’Intelligence cosmique, le brahman) et avec des divinités : Brahma, Siva, Visnu, Agni... Dans chacun de ces centres, l’adepte « voit », au fur et à mesure que la Kundalini les ouvre, des figures symboliques (dans l’ordre : un carré, un demi-cercle, un triangle, un « sceau de Salomon », un cercle, etc.) ; il y a également des couleurs (rouge, orange, bleu, or, etc.) et, sur les pétales des lotus épanouis, s’inscrivent des lettres de l’alphabet sanskrit.
Il s’agit donc là de tout autre chose que d’une simple présentation de l’influx nerveux, en liaison avec la moelle épinière et les plexus. Le yoga, répétons-le, ressemble à l’alchimie : comme cette dernière, il use de symboles empruntés aux réalités observables et exécute des opérations ressemblant à celles que pratique le profane, mais il en transpose la signification, puisqu’il les situe en dehors du monde des sens ; c’est à ce prix seulement que l’individu pourra prétendre être effectivement transformé, et de façon si radicale qu’il échappera définitivement aux conditions de l’existence phénoménale.
3. Les pratiques
La même ambiguïté apparaît dans les pratiques qui donnent au yoga une physionomie originale et le distinguent à l’évidence des autres courants de pensée de l’hindouisme : car c’est par des gestes d’une banalité triviale (se tenir droit, respirer lentement) que les adeptes prétendent opérer la transmutation de la personne humaine. Mais là encore les actes accomplis de la sorte agissent aussi (et surtout) sur un autre plan : ils mettent en œuvre des forces cosmiques, celles-là même dont le corps subtil est le champ d’action.
Conditions préliminaires
Cela se marque, d’emblée, par l’interdiction qui est faite à quiconque de pratiquer le yoga sans avoir reçu l’initiation d’un maître qualifié (guru). Or celle-ci ne peut être donnée qu’à celui qui en accepte les conditions : le yoga n’est pas une voie facile. En tout premier lieu, l’impétrant doit, solennellement, renoncer au monde. En Inde, où le devoir d’état est la norme universelle (dharma), c’est un acte dramatique, car il implique l’abandon de la caste et le rejet des pratiques religieuses (rituel familial) ; aux yeux de la tradition unanime, l’un et l’autre constituent des péchés sans rémission et condamnent celui qui les commet à renaître dans la condition la plus vile, tout en bas de l’échelle des existences : le bénéfice de millions de vies antérieures où, patiemment, l’individu est parvenu (au prix de quels efforts, de quelles souffrances !) à mériter la chance extraordinaire de naître dans le corps d’un hindou de bonne caste se trouve ainsi irrémédiablement gâché. Il faut donc d’abord croire que l’on pourra gagner la délivrance (le salut, le bien suprême) par l’exercice du yoga pour oser le renoncement (samnyasa). On peut imaginer l’angoisse de celui qui parie de la sorte sans être certain qu’il parviendra au but – car il ne suffit pas d’entreprendre l’exercice du yoga pour être assuré d’y réussir.
Ayant ainsi fait l’abandon de ses biens, de sa famille, de sa situation sociale, l’impétrant est mis à l’épreuve par le guru qu’il s’est choisi, puis, s’il en est jugé digne, il reçoit l’initiation. Alors seulement l’enseignement commence ; le disciple entreprend de franchir les huit étapes qui le conduiront au but qu’il recherche. Les Yoga Sutra divisent, en effet, la méthode à suivre en huit chapitres (anga), qui sont autant de degrés à gravir pour parvenir à la délivrance ; du plus simple au plus difficile, le texte les analyse comme si l’on devait les distinguer absolument et ne passer de l’un à l’autre que successivement. En fait, la plupart des maîtres les enseignent par groupes plus larges, généralement en trois temps : l’acquisition des conditions psychologiques propres à permettre la parfaite assimilation de la doctrine ; puis les attitudes corporelles (postures, tenue du souffle, etc.) qui conduisent le disciple à prendre conscience de son corps subtil et donc à en utiliser les énergies latentes ; enfin, les pratiques les plus difficiles, spécifiques du yoga, telles que la méditation profonde, la montée de la Kundalini, etc.
Comme on le voit, le premier groupe appartient encore à la catégorie des conditions préliminaires : sous le nom de refrènements (yama) et d’astreintes (niyama), Patañjali enjoint de pratiquer des vertus telles que l’ahimsa (« éviter de nuire à autrui »), l’honnêteté, la véracité, la chasteté, la générosité, la propreté corporelle et morale, la sérénité, le goût pour l’ascèse, l’ardeur à l’étude (du yoga), la dévotion. Chaque maître colore son enseignement selon la façon qui lui est propre d’interpréter la doctrine : chez l’un, la vertu de dévotion ne sera qu’un exercice de fixation de pensée ; chez tel autre, elle deviendra au contraire une fin en soi ; il existe par exemple un japa-yoga, ainsi nommé parce qu’il recommande la répétition inlassable (japa) du nom du Seigneur comme moyen de parvenir à la délivrance.
La tenue du souffle
Viennent ensuite (ou plutôt simultanément, car il est évident que l’on ne saurait cesser de pratiquer les vertus) les efforts pour contrôler la respiration. La difficulté de l’entreprise requiert, là encore, des conditions particulières, la plus importante de toutes étant l’apprentissage d’une posture corporelle (asana). On sait que les textes dressent un catalogue de dizaines d’asana, souvent fort compliqués. Patañjali cependant se contente de prescrire le choix d’une posture « stable et agréable » (Yoga Sutra, II.46). Le but n’est pas, en effet, de faire de la gymnastique acrobatique, mais de placer son corps dans une position telle que le manas puisse s’en distraire jusqu’à en oublier l’existence même. Ainsi pourra-t-il exercer son pouvoir à autre chose qu’à corriger sans cesse (au prix d’une agitation perpétuelle et épuisante) l’inconfort et l’instabilité de la masse charnelle dont la pesanteur est un obstacle symbolique à la grâce spirituelle. Il faut savoir « se tenir » pour prétendre avancer sur la voie du yoga, puisque celle-ci requiert l’usage de toutes les forces mentales dont l’individu peut disposer. De toutes les postures, la mieux connue (et, selon l’avis général, la plus efficace) est le padma-asana (« posture du lotus »), qui consiste à s’asseoir en tailleur, mais avec les pieds placés de telle sorte qu’ils reposent, plante en l’air, sur les cuisses, les talons pressant la région pubienne. Il importe cependant de souligner que l’adepte peut, en principe, choisir n’importe quelle autre posture, pourvu qu’elle lui devienne suffisamment « stable et agréable » et qu’il en arrive ainsi à oublier son corps.
Alors, mais alors seulement, on entreprend de discipliner la respiration. Le seul fait d’inspirer lentement et profondément en pensant à ce que l’on est en train de faire suffit à apaiser l’agitation mentale : l’expérience est facile. Mais le yoga va beaucoup plus loin, et Patañjali le marque bien en donnant à cette pratique le nom de pranayama (discipline du souffle) : non seulement le débit respiratoire doit être contrôlé, régularisé, mais encore il doit être ralenti, et cela de façon « héroïque ». Le guru tente de conduire son disciple à un point où il est capable de suspendre sa respiration, c’est-à-dire de retenir dans les poumons l’air insufflé aussi longtemps qu’il sera possible. Par un apprentissage régulier, tenace, fanatique, il est certain que nombreux sont les yogin indiens qui parviennent à des prouesses extraordinaires dans ce domaine (un domaine qui, aux yeux de la médecine occidentale, est extrêmement dangereux, même si l’apprenti est guidé par un maître). On doit ici se souvenir de ce qu’enseigne la théorie : les souffles ainsi disciplinés n’agissent plus seulement sur les constituants du corps grossier, mais deviennent les agents du corps subtil. L’homme ordinaire ne laisse pas à l’air insufflé le temps suffisant pour descendre jusqu’à la base du tronc où dort le Feu-de-la-Base ; l’adepte, au contraire, en suspendant sa respiration, permet au prana de s’engager dans les nadi et ainsi d’aller attiser la flamme qui éveillera la Kundalini : sans tenue du souffle, pas de progrès possible sur la voie du yoga.
Mais un geste d’une telle importance ne peut s’accomplir que si le manas est capable de forcer la nature, et il ne peut prendre toute son efficacité que si cet esprit est pleinement attentif à ce qu’il fait. C’est pourquoi l’étape suivante, le « retrait des sens » (pratyahara), doit en fait s’accomplir simultanément. Elle consiste, comme son nom l’indique, à se couper entièrement du monde extérieur en cessant de le percevoir : ne plus voir, ne plus entendre, etc., non pas en fermant les yeux ou en se bouchant les oreilles, mais en déconnectant les circuits de l’attention consciente. Peu importe ici que les yeux cillent à la lumière si le cerveau ne « traduit » pas les messages reçus. L’adepte concentre en lui-même toutes les forces que recèle l’esprit ; coupé de tout ce qui est profane, il accède déjà à un univers sacré dont il va lui appartenir de délivrer la puissance formidable.
La méditation
C’est là l’étape finale que les textes ne divisent en trois moments que par commodité pédagogique : dharana (« fixation »), dhyana (« méditation »), samadhi (« position »). Parvenu à ce point, l’adepte a oublié qu’il a un corps (grâce à la posture qu’il a choisie) ; il n’a plus conscience du monde extérieur (grâce au pratyahara) et il dispose de toute la force bénéfique du souffle insufflé (grâce au pranayama) : recueillant au plus intime de lui-même toute l’énergie dont il est capable, il force son esprit à se concentrer tout entier sur un seul point. Ce peut être une pensée (mais fixe, non évolutive) ou, de préférence, la vision d’un objet (image mentale d’une divinité, souvenir d’une action passée, etc.). À la limite, l’adepte peut même parvenir à concentrer sa force d’attention sur une absence d’image, un vide mental. S’il y arrive, les textes disent que son esprit « se dissout : c’est le laya-yoga (« yoga de la dissolution »), dont on assure qu’il est une des formes les plus hautes du yoga. Quelque chose alors prend le relais pour l’étape suivante (dhyana ou méditation) : c’est la buddhi (« intelligence cosmique »), semblable au nous platonicien, distincte du manas et capable de « voir l’essence » (alors que le manas ne pouvait décoller de l’existence). C’est par la méditation conduite par la buddhi que l’adepte parviendra à voir son âme sise dans le lotus du cœur, et la vision béatifique de cette lumière inextinguible constituera en elle-même le samadhi et la délivrance. Ici il n’est plus question d’étapes chronologiquement distinctes, car on se trouve au-delà du temps : la méditation parfaite se transforme en samadhi, et celui-ci n’est pas autre chose que l’expérience de l’identité de l’atman et du brahman. On ne saurait dater un tel événement ; et, si l’adepte en revient (quitte à y retourner lorsqu’il le juge opportun), ces voyages ne sont qu’apparemment distincts les uns des autres : en réalité, ils n’ont plus rien à voir avec les modes de l’existence (succession des instants, déterminations dans l’espace, etc.), puisqu’ils se situent au plan de l’essence. Le yogin est alors en état d’isolement parfait (kaivalya), même si on le voit vaquer à des besognes profanes et converser avec ses pairs ; on dit qu’il est un « délivré-vivant » (jivan-mukta), capable de subsister en ce monde aussi longtemps qu’il le veut ou de le quitter s’il lui plaît.C’est pendant le dhyana que s’opèrent la montée de la Kundalini et l’ouverture des chakras, car ces entités, appartenant au corps subtil, ne peuvent êtres « vues » que par la buddhi (ou, comme on dit, par « l’œil de la connaissance », le fameux « troisième œil » que l’on situe sur le front, mais qui, en réalité, n’est autre que « l’œil du cœur », puisque le cœur est le siège de la buddhi). D’autres phénomènes surnaturels se manifestent également pendant la montée de la Kundalini : par exemple, des sons divers sont perçus (toujours par la buddhi !) qui, tous, sont des images sonores du Son absolu (sabda-brahman), dont les vibrations soutiennent le monde où nous vivons. Les Upanisad enseignent que ce nada (« bruit ») n’est autre que l’interjection liturgique om !, utilisée dans le Veda et identique au Verbe créateur.
D’autres aspects mériteraient d’être signalés, par exemple, le mariage de la Kundalini (principe femelle) avec l’atman (principe mâle), représentation des noces éternelles de Siva et de Parvati. Les maîtres tantriques enseignent même que le samadhi se produit lorsque l’époux étreint l’épouse, c’est-à-dire lorsque la Kundalini rejoint l’atman dans le chakra supérieur. L’énergie femelle qui, dès lors, n’a plus sa raison d’être (elle ne servait qu’à permettre la délivrance de l’âme) se fond alors dans l’atman qui sort du monde de l’existence par l’ouverture du crâne.
Dimension essentielle de l’indianité, le yoga a progressivement marqué de son influence la plupart des grands courants de pensée de l’hindouisme. Le Vedanta même, pourtant foncièrement intellectualiste, en a assimilé certains aspects ; et les maîtres modernes de cette école (la plus importante de l’hindouisme depuis trois siècles) professent que l’on peut très bien marier les enseignements de Sankara à ceux de Patañjali. Il est significatif à cet égard de voir, par exemple, Aurobindo fonder son enseignement sur la doctrine d’un yoga « intégral », qui se présente comme une synthèse du Vedanta et du yoga classique. De la même façon, les courants dévotionnels mettent en avant des formes nouvelles de bhakti-yoga. Citons à cet égard les noms de Râmakrishna et de Vivékânanda, ce dernier prêchant expressément non seulement le bhakti-yoga, mais également un « yoga des œuvres » (karma-yoga) adapté à la mentalité moderne, avide de « service ». C’est par ces maîtres que l’Occident a connu le yoga.
Le plus souvent, c’est l’aspect spectaculaire, exotique, baroque qui a retenu l’attention des Occidentaux (Marco Polo déjà s’émerveillait des prouesses des yogin) ; mais nombreux sont ceux qui cherchent à aller plus loin que le pittoresque et à assimiler quelque chose d’une doctrine spirituelle si originale. Ainsi a-t-on tenté de pratiquer un « yoga chrétien » ou d’utiliser le yoga comme thérapeutique mentale. Cependant, ces tentatives ont en commun le défaut de vouloir transplanter un corps vivant sans souci de l’environnement naturel qui est le sien. Sans préjuger l’avenir, il semble bien que le yoga soit trop hindou pour pouvoir prendre vraiment racine hors de l’Inde.