TAOÏSMELe terme de taoïsme (daojia) s’est appliqué d’abord aux écrits de certains mystiques de la Chine antique. C’est là une classification établie a posteriori par les bibliographes impériaux de l’époque des Han antérieurs (206 av.-9 apr. J.-C.). Parmi les nombreuses écoles philosophiques de la Chine pré-impériale, on chercherait vainement en effet une école « taoïste ». Le Dao [Tao en ancienne transcription E.F.E.O.], c’est-à-dire le Principe régulateur de l’Univers, et par extension le système absolu de la perfection en toute chose, était un sujet de spéculation commun à tous les penseurs de la Chine ancienne et non l’apanage exclusif des mystiques auxquels, par la suite, on a donné le nom de taoïstes.
On les connaît essentiellement par deux ouvrages : le Daode jing, livre du Dao et de son action, par le « Vieux Maître » Laozi, et le Zhuangzi par l’auteur de ce nom. Un troisième ouvrage, le Liezi, n’est aujourd’hui connu que dans une version remaniée du IVe siècle de l’ère chrétienne ; son contenu n’apporte rien d’essentiel. Le fait que ces ouvrages aient mérité le nom de taoïstes provient sans doute du sens tout particulier que la notion de Dao prend dans leur système. Le Principe ultime a, pour eux, la qualité de ziran : « ainsi qu’il est par lui-même », donc tel quel, spontané. La liberté et l’autonomie s’obtiennent en épousant entièrement le grand mouvement naturel de l’univers. C’est là le vrai Dao : principe et voie de salut. Cette thèse se développe en opposition aux structures culturelles telles qu’elles sont représentées par l’état féodal ainsi qu’aux préceptes moraux du confucianisme naissant.
À l’époque où la notion de taoïsme se cristallise, c’est-à-dire au début de l’ère impériale (IIe s. av. J.-C.), l’opposition idéologique du naturel au culturel avait déjà évolué au point d’impliquer de multiples connotations : celles de la réaction contre l’envahissement de l’administration centrale dans la vie régionale et rurale, de l’hostilité à l’orthodoxie confucéenne seule permise aux fonctionnaires de l’Empire, une option enfin pour l’individualisme contre l’assujettissement aux normes officielles et à leur système de valeurs.
Cette polarisation, qui se perçoit dès le moment où apparaît la notion de taoïsme, mènera à l’évasion mystique aussi bien qu’à la révolte populaire. Elle donnera au taoïsme, cette doctrine de liberté si profondément originale, la qualité de l’éternel alternatif.
1. Le taoïsme mystique
Le Dao du « Vieux Maître »
S’il n’y a pas eu, dans l’Antiquité, une école taoïste à proprement parler, d’où proviennent alors les maximes et aphorismes qui composent le Daode jing ? On ignore, à vrai dire, presque tout des origines de ce texte si célèbre, qui compte non seulement des centaines de commentaires en Chine même, mais est encore, depuis sa traduction en sanskrit en 661 apr. J.-C., le livre chinois le plus traduit dans les langues occidentales.
Ce n’est pas la personnalité de l’auteur (s’il exista, comme disait Marcel Granet) qui nous aidera à résoudre ce problème. Tout ce que l’on sait de lui, jusqu’à son surnom de « Vieux Maître », relève de la mythologie (cf. infra, chap. 2). Le texte lui-même ne comporte aucune indication ou allusion quant à la date et au lieu de sa composition. La philologie moderne a établi, par les méthodes de la critique externe, que la majeure partie de l’ouvrage daterait du début du IIIe siècle av. J.-C., tout en réservant une époque plus reculée (d’un siècle ?) pour les nombreuses maximes composées de stances rimées. C’est d’ailleurs souvent dans ces parties anciennes que l’on trouve les passages clés pour la pensée du Vieux Maître. Elle s’exprime en dictons et maximes brefs, souvent énigmatiques. Le paradoxe y abonde : « Mes paroles sont très faciles à connaître et très faciles à pratiquer ; cependant, il n’y a personne dans le monde entier qui soit capable de les connaître ou de les pratiquer » (chap. LXX, trad. J. J. L. Duyvendak). Car n’est-il pas dit dès le début du livre qu’« un Dao dont on peut parler n’est pas le Dao permanent ; un nom qui peut servir à nommer n’est pas le Nom permanent » ? (chap. I, trad. M. Kaltenmark). Dans ce passage important, les dao dont on peut parler sont les procédés et doctrines (voies) de philosophes tels que les confucéens. Le Dao du Vieux Maître est au contraire éternel, coexistant avec l’Univers, et même antérieur à celui-ci : « Il y avait quelque chose dans un état de fusion avant la formation du Ciel et de la Terre. Tranquille ! Ineffable ! elle existe seule et ne change pas ; elle circule et ne se lasse pas. On peut la considérer comme la Mère de tout-sous-le-Ciel (c’est-à-dire le monde), mais j’ignore son nom ; je l’appellerai Dao, et, s’il faut lui donner un nom, ce sera « grand » (chap. XXV).
Cet aspect primordial du Dao est qualifié de « néant » (wu) en opposition à la matière sensible de ce qui est (you). Il ne s’agit pourtant pas d’une négation de l’être, mais plutôt d’un vide rempli de potentialités et d’efficacité. On le compare au creux d’un moyeu : « C’est là où il n’y a rien que réside l’efficacité d’une roue ou d’un vase » (chap. XI). Le Dao est vu comme une matrice : la Mère de tout-sous-le-Ciel.
Les passages les plus ésotériques du livre ont justement trait à cette qualité générique : « Le Dao donna naissance à l’Un. L’Un donna naissance aux Deux. Les Deux donnèrent naissance aux Trois. Les Trois donnèrent naissance aux dix mille êtres » (chap. XLII). « L’Esprit de la Vallée ne meurt pas. C’est la Femelle mystérieuse. La porte de la Femelle mystérieuse, c’est la racine du Ciel et de la Terre » (chap. VI). Dans le premier chapitre, on lit que « la Mère des dix mille êtres » est ce-qui-a-nom, tandis que ce-qui-est-sans-nom est l’origine du Ciel et de la Terre. Ainsi on différencie, à l’état primordial, deux modes, mais qui se rejoignent dans le Mystère. Et, dit le même texte en conclusion, c’est le mystère qui est au fond de ce mystère (xuan zhi you xuan) qu’il faut chercher à atteindre. Comment ? Le même chapitre fondamental, qui ne comporte pourtant que soixante-neuf caractères, donne une indication : c’est à l’état permanent du non-désir qu’il est donné de contempler ces mystères. En effet, tout au long du Daode jing, une certaine ascèse mentale est proposée : « Ne pas regarder ce qu’on pourrait désirer » (chap. III), car les passions usent et causent une déperdition de vitalité. Pour durer, tel que le Ciel et la Terre, il ne faut pas produire des choses « de soi-même » (chap. VII), mais tout laisser à l’état originel (ziran). Cette spontanéité s’obtient par le « non-agir » (wu wei) : ne pas intervenir, ne pas troubler l’harmonie naturelle par les inventions de notre esprit, déréglé par des préceptes culturels. Il faut abolir la (prétention à la) sagesse et rejeter le savoir (chap. XIX), car « celui qui poursuit l’étude augmente chaque jour, tandis que celui qui pratique le Dao diminue chaque jour. En diminuant de plus en plus, on arrive au non-agir. En n’agissant pas, il n’y a rien qui ne se fasse » (chap. XLVIII). Cette diminution est vue comme un retour : « Le retour est le mouvement du Dao » (chap. XL). Il s’agit du retour mystique à la Mère des dix mille êtres. Le saint rejette le savoir, les préoccupations humanistes : « Moi seul, je diffère des autres en ce que je prise de me nourrir de la Mère » (chap. XX). Il devient comme un nouveau-né : « Ses os sont faibles et ses muscles mous, mais il serre fortement. Il ne sait rien encore de l’union sexuelle, et cependant sa verge se redresse. Il crie toute la journée et ne s’enroue pas. Cela vient du fait que son essence séminale est parfaitement intacte » (et sans aucune déperdition ; chap. LV).
Le nourrisson, si proche encore du chaos utérin dont il vient de sortir, garde au complet toutes ses forces vitales et son action est parfaitement spontanée. Un tel être est invulnérable, car « il n’y a en lui aucune place pour la mort » (chap. L). Le saint n’est que vie (Granet). Les taoïstes ne pratiquaient pas l’ascèse corporelle, le jeûne et autres mortifications, mais s’adonnaient au contraire à des pratiques vivifiantes. Elles ne sont mentionnées dans le Daode jing que sous forme d’allusions. C’est dans le Zhuangzi [cf. ZHUANGZI entre 350 et 275 avant J.-C. environ] que l’on trouve des indications bien plus nettes. Le retour à l’état complet, l’union avec l’Un (c’est-à-dire le Dao que l’on peut nommer Mère des dix mille êtres), se réalise par l’extase. L’ataraxie complète, le wu wei, est une transe par laquelle on retrouve l’unité originelle. Zhuangzi raconte comment Confucius, étant allé rendre visite au Vieux Maître, le trouva assis immobile et ravi en extase. Quand il fut revenu à lui, il dit : « Je m’ébattais dans l’origine des choses. » Remontant le cours des alternances du Yin et du Yang (les Deux issus de l’Un), contemplant leur incessant va-et-vient (actif-passif, vie-mort, plein-vide), il obtient en lui leur union (he) « Là est beauté, la joie suprême. S’ébattre dans ce ravissement, c’est le lot du surhomme » (chap. XXI, trad. L. Wieger). L’envol mystique dont parle le Vieux Maître s’appelle souvent yuan you, la « randonnée lointaine ». Le saint en extase visite les contrées hors de ce monde, lieux paradisiaques peuplés d’êtres divins, comme par exemple l’île Gushi, où « habitent des hommes transcendants, blancs comme la neige, frais comme les enfants, lesquels ne prennent aucune sorte d’aliments, mais aspirent le vent et boivent la rosée. Ils se promènent dans l’espace, les nuages leur servant de chars et les dragons de montures. Par l’influx de leur transcendance, ils préservent les hommes des maladies et procurent la maturation des moissons » (chap. I, trad. Wieger).
Arrière-fond de religion et de magie
Il s’agit là de tout un ensemble de références aux pratiques et croyances dites de Longue Vie (Changsheng). Dans ces concepts, si fondamentaux pour le taoïsme de toutes les époques, se trouve la réponse quant à l’arrière-fond des écrits du Vieux Maître et de son apologiste Zhuangzi.
Le yuan you désigne aussi, à la même époque, les voyages extatiques des chamanes. Leurs randonnées dans les cieux aboutissaient à une union avec un être divin de l’autre sexe. Des poèmes épiques dans le Chuci (Élégies du royaume de Chu) nous ont conservé les descriptions de ces randonnées, que l’on déclamait sans doute au cours des séances. Le taoïste qui se promène dans l’espace est qualifié de surhomme (zhi ren) ou homme parfait (zhen ren). Des pratiques respiratoires (circulation des souffles : « ils aspirent le vent »), diététiques (« ils boivent la rosée »), sexuelles aussi (« garder intacte son essence spermatique ») conduisaient à cet état qui n’est autre que l’immortalité.
« Le vrai sage vit mille ans, après quoi, las de ce monde, il le quitte et s’en va vers les Immortels. Monté sur un nuage blanc, il arrive dans la région des dieux » (chap. XII). La préparation à l’apothéose comportait encore des éléments rituels. Les saints taoïstes se déplaçaient en dansant le pas de Yu, héros fondateur mythique de la première dynastie, démiurge qui ordonna l’univers après le déluge. Mi-homme mi-dieu, il était hémiplégique et boitait. Yu était encore le saint fondateur des confréries de forgerons, « détentrices du plus prestigieux des arts magiques et du secret des premières puissances » (Granet). C’est là que trouvent leurs origines les techniques secrètes et les pratiques ésotériques. La pensée mystique du Vieux Maître se détache sur un arrière-fond religieux et magique, que l’on ne commencera à bien connaître que dans les siècles postérieurs, mais qui n’en est pas moins fort ancien.
2. Le taoïsme ésotérique
Huangdi et Laozi
Le Daode jing ne fut pas attribué au seul Vieux Maître Laozi. Un bon nombre de références anciennes désignent l’ouvrage comme le Livre de Huangdi, Huangdi, ou l’Empereur jaune, est un grand fondateur à l’instar de Yu le Grand. Créateur mythique de la civilisation, il inventa les vêtements, les noms de famille, les rites. Tel est le héros des confucéens. Mais Zhuangzi dit qu’après avoir régné longtemps il s’adressa à un saint taoïste, maître Guangcheng (dont on fera plus tard une des existences antérieures de Laozi), pour connaître le Dao, « afin de régler l’univers et assurer de bonnes récoltes ». Guangchengzi l’ayant morigéné, Huangdi se retira et se démit de son gouvernement. Trois mois plus tard, il s’adressa de nouveau au Maître et demanda : « Que faut-il faire pour gouverner son corps afin de vivre longtemps ? » « Excellente question, dit le Sage. Soyez recueilli ! Soyez pur ! Ne fatiguez pas votre corps, n’agitez pas votre essence spermatique, et vous vivrez éternellement » (chap. XI).
Ainsi, Huangdi apprit la vérité fondamentale pour les taoïstes, à savoir que toute activité au sein du monde (macrocosme) doit obligatoirement être précédée par une mise en ordre à l’intérieur du corps (microcosme). Tel est le début de la carrière de l’Empereur jaune en tant que saint taoïste. Elle fut couronnée par son ascension au Ciel en plein jour, suivi de toute sa maisonnée jusqu’aux animaux domestiques, car le rayonnement de la vertu du saint n’a pas de bornes.
Huangdi est le patron des pratiques et techniques ésotériques. C’est un fondeur comme Yu le Grand. Il est aussi le patron de la médecine, de l’alchimie et des techniques sexuelles. Sous les Han antérieurs, le taoïsme s’appelait d’une façon générale « les doctrines de Huangdi et de Laozi » et les noms des deux saints fondateurs furent souvent associés au point de former une seule expression : Huanglao. Cette association pose un problème qui n’est qu’en partie résolu par le fait que le taoïsme comporte aussi bien des pratiques ésotériques et techniques magiques (Huangdi) qu’une mystique (Laozi). L’expression Huanglao se réfère à une structure mythique essentielle pour comprendre le taoïsme.
Les récits concernant Huangdi sont tous des légendes. Il en est de même pour l’histoire de Laozi . L’historien Sima Qian (145-86 av. J.-C.), fonctionnaire à la cour des Han et confucéen par nécessité, écrivit la plus ancienne biographie connue de Laozi. C’est un peu une énumération des différents récits qui avaient cours, à son époque, sur le Vieux Maître et qu’il aurait sans doute recueillis – comme ceux qui concernent Huangdi – auprès des vieillards des campagnes.
Laozi aurait été un contemporain plus âgé de Confucius (551-479), occupant sous le gouvernement des Zhou orientaux (770-256) le poste d’archiviste. Confucius lui aurait rendu visite pour lui demander de l’instruire au sujet des rites. Ce thème mythologique important est attesté dans les classiques confucéens et se transforma sous les Han en une légende populaire. On le trouve représenté (sous la forme d’une scène de théâtre ?) sur les murs des chambres funéraires. La joute oratoire entre les deux protagonistes d’idéologies opposées symbolisait aussi le débat entre le naturel et le culturel.
Laozi était un saint. Il cultivait le Dao et les pratiques de l’Immortalité. Il vivait en sage caché jusqu’au moment où, voyant le déclin de la dynastie régnante, il s’en alla en direction des régions occidentales. Venu à la passe qui sépare la Chine des pays limitrophes (c’est-à-dire la culture de la nature), il dicta le Daode jing au gardien Yin Xi, puis il disparut.
À la question de savoir quel est son rapport avec le grand fondateur Huangdi, on peut répondre que Laozi était un sage caché, un être qui « par l’influx de sa transcendance préserve les hommes des maladies et procure la maturation des moissons ». Une telle sainteté est celle du prince parfait. C’est pourquoi les grands souverains s’adressent aux sages pour qu’ils les aident à gouverner, et ils vont même jusqu’à vouloir leur céder le trône. Même si la croyance selon laquelle Guangchengzi ne fut autre que Laozi dans une existence antérieure ne remonte peut-être pas jusqu’aux Han antérieurs, il n’en reste pas moins que le Vieux Maître est le type du sage caché, de même que l’Empereur jaune est le type du souverain. Ensemble, ils forment un couple indissoluble : la vertu du souverain dépend de la sagesse de son saint conseiller. Le saint n’agit pas, mais son action se traduit pas le gouvernement du prince. Celui qui paraît inférieur, c’est-à-dire le conseiller, est en réalité supérieur : en pratiquant le non-agir, il influe sur le cours des choses par le seul rayonnement de sa vertu ; il est le Dao. Le prince, qui paraît au-dessus de lui, en réalité dépend du Sage ; il est comme une marionnette mue par des mains invisibles, ou encore comme un chamane possédé par une inspiration divine. Prince et Sage, Huangdi et Laozi, unis en Huanglao, sont une métaphore du Dao et de sa vertu.
Au temps de Sima Qian, ceux qui « suivaient les doctrines de Huanglao » étaient déjà tenus à l’écart du fonctionnariat. La dialectique du gouvernement par le non-agir n’est prônée que par quelques fonctionnaires locaux et est suivie par certains membres de l’aristocratie. Liu An, prince du sang et roi de Huainan, réunit autour de lui des sages taoïstes avec lesquels il composa un ouvrage qui porte son nom (Huainanzi). Il fut poursuivi, puis accusé de trahison et forcé au suicide (tout Sage écarté du pouvoir est un défi vivant à la vertu princière). Mais son livre subsiste et nous est parvenu. Une part fort large aux savoirs les plus divers est faite dans ce livre, qui, sans ajouter quoi que ce soit d’essentiel à la pensée de Zhuangzi, met en relief sa théorie de la connaissance. Le Dao y est conçu comme un principe d’explication rationnelle. Certes, le Principe est ineffable et mystérieux, mais cela implique surtout une opposition au déterminisme (« les choses doivent correspondre aux noms » des confucéens. Le Dao correspond plutôt à une suite cyclique et à des systèmes de correspondances. C’est en s’assimilant à cette raison naturelle que l’on « obtient le Dao ». La sainteté, c’est aussi une technique ; on peut « apprendre le Dao » (Dao ke xue), comme dira plus tard Ge Hong (284-363).
Les techniques de Longue Vie
Les techniques de Longue Vie pratiquées par les adeptes de Laozi et Huangdi étaient multiples. Sous les Han, l’Empereur jaune est considéré comme l’auteur de nombre d’ouvrages de médecine. Dans celui qui subsiste (le Huangdi neijing), on chercherait en vain des traces d’une thaumaturgie. Le caractère impersonnel du Dao, l’idée de la continuité de l’univers dans un système de correspondances exclut toute croyance spiritiste. On pourrait dire que les techniques taoïstes de l’époque Han reposent sur une conception quasi matérialiste de l’Univers. Pour vivre longtemps, est-il dit au début du Huangdi neijing, il faut savoir se conformer aux mouvements alternatifs du Yin et Yang et s’adapter aux « nombres scientifiques ». Ces mêmes préoccupations président aux autres méthodes patronnées par l’Empereur jaune, par exemple les techniques sexuelles. Comme pour l’acupuncture, les circonstances météorologiques doivent être prises en considération. Le taoïste s’entraîne à retenir son semen (son « essence ») par des procédés mentaux et physiques et s’efforce de surcroît d’absorber l’essence féminine (la technique n’était pas réservée aux mâles ; les femmes pouvaient s’y livrer aussi, en essayant au contraire de recueillir le maximum de matière masculine). Après avoir épuisé une femme, on devait passer à une autre. « Huangdi coucha avec mille deux cents femmes en une nuit et devint immortel ; les gens du commun ont une seule femme et se détruisent la vie. Savoir et ne pas savoir, comment cela ne produirait-il pas des résultats opposés ? » (Yufang zhiyao, trad. H. Maspero).
L’union des matières subtiles dans le corps de l’adepte lui permettait de devenir « à la fois Yin et Yang » et de nourrir « l’embryon de l’Immortalité » dans son sein. Ici, l’on quitte le domaine de la médecine proprement dite pour entrer dans celui de la physiologie taoïste des arts de Longue Vie. La délimitation entre les deux n’est souvent pas très nette à l’époque Han, où le même genre de spécialistes pratiquaient les deux disciplines.
Il existe tout d’abord un fond commun attesté par le Huangdi neijing. Là, le corps apparaît comme un assemblage de matières (souffles) de qualités diverses. Les gros souffles, apparentés aux matières terrestres, forment les os, la chair. Des souffles plus subtils, d’essence céleste, sont représentés par le sang et l’esprit. Les Cinq Viscères (cœur, poumons, reins, foie et rate) correspondent aux Cinq Éléments (feu, métal, eau, bois et terre), qui de nouveau correspondent aux orients (les quatre vents et le centre), aux couleurs (rouge, blanc, noir, azur et jaune), aux saveurs, aux saisons, etc. Or, les taoïstes dépassent ce fond commun en donnant aux composantes (dont ils augmentaient d’ailleurs considérablement le catalogue) une transcendance. Les souffles du corps avaient tous un mana, une efficacité spirituelle (ling) qui pouvait s’extérioriser et communiquer ainsi avec les essences correspondantes dans le macrocosme. Ce n’est pas seulement que, par exemple, les deux yeux correspondent au Soleil et à la Lune. Il s’agit de réaliser le Soleil et la Lune à l’intérieur du corps à partir de ces deux points de communication. Ainsi, le corps humain devient non seulement un microcosme, mais l’univers tout court, et mieux : un monde sacré parfait, puisque réalisé d’après un principe d’ordre transcendant.
Pour établir cet ordre divin, on pratiquait la méditation extatique (zuo wang). Il s’agissait de visualiser les esprits divins qui correspondent aux multiples souffles en retournant le regard (c’est-à-dire la lumière) vers l’intérieur du corps (fan guang) pour les y ordonner par la contemplation. Un texte ancien datant de l’époque Han, le Huangting jing (Livre de la Cour jaune), décrit en stances rimées (procédé mnémotechnique) l’univers intérieur : « Laozi, au repos, fit ces vers de sept pieds afin d’expliquer le corps humain et toutes ses divinités : en haut, c’est la Cour jaune (la rate) ; en bas, la Passe de l’origine (l’extrémité de la colonne vertébrale ?) ; derrière, on trouve le Portique obscur (les reins) ; devant, la Porte du destin (le nombril ou le sexe ?). Respirez à travers la Hutte (le thorax) jusqu’au Champ de cinabre ; que l’eau claire du Lac de jade (la bouche) vienne irriguer la racine merveilleuse. » Par des termes empruntés à l’architecture et à la géographie, ce passage du début du Huangting jing définit, semble-t-il, la région du corps où s’accomplit la fusion des souffles et où naît l’embryon de l’Immortalité, appelé ici, dans ce langage métaphorique si caractéristique, l’Homme réel Cinabre du Nadir, c’est-à-dire : qui réunit les deux éléments antithétiques, le Yin (le nadir, le nord, l’eau, le Yin suprême) et le Yang (le cinabre, matière alchimique de l’Immortalité). Cette région s’appelle le Champ de cinabre (dantian). Située dans le bas du corps entre les points que le texte énumère, c’est vers elle que sont dirigés les souffles que l’adepte aspire, ainsi que la salive qu’il avale sans cesse. La « respiration embryonnaire » (taixi), résumée dans ces quelques vers, était la pratique physiologique de base des taoïstes de l’époque. Son but était de restituer la respiration de l’embryon, et pour l’adepte, qui, retournant à l’état de fœtus dans la matrice, se nourrissait comme ce dernier d’essences subtiles, et pour l’embryon de l’Immortalité germant dans le Champ de cinabre.
Au bout d’une longue gestation, l’enfançon immortel grandissait jusqu’au point où il quittait le corps mortel. Ainsi qu’un papillon sortant de sa chrysalide, l’Immortel, l’Homme réel, se défaisait de sa dépouille pour s’élancer vers les régions paradisiaques.
Le Huangting jing fut révélé par Laozi. Dans cette croyance des Han, on ne peut trouver rien qui choque. Les commentaires du Daode jing de l’époque – les plus anciens que l’on connaisse – expliquent les maximes du Vieux Maître en termes physiologiques. À l’alchimie interne (nei dan) correspondait une alchimie externe (wai dan), évidemment sous le patronage du Huangdi.
Au centre des préoccupations alchimiques était le « raffinement du cinabre ». Le sulfure de mercure était transformé en vif-argent, puis reconverti en sulfure ; c’était la grande transformation cosmologique – une fois Yin, une fois Yang – dans un creuset. La transmutation neuf fois répétée (neuf est le nombre correspondant au Yang suprême) faisait du cinabre la drogue de l’Immortalité par excellence. Il semble que les taoïstes, au moins sous les Han, connaissaient les propriétés toxiques du cinabre et que l’absorption pure et simple, sauf peut-être à très petites doses, n’était pas pratiquée. Mais l’opération du raffinement avait déjà en soi une vertu cardinale : celle d’accélérer le temps. Tandis que le passage du Yang suprême au Yin suprême prend dans le macrocosme la période d’un an, cela ne demande dans le creuset de l’alchimiste que le laps de temps nécessaire à la transformation du cinabre en mercure et vice-versa. Accompagné invariablement par les méditations d’alchimie intérieure (les chambres de méditation reproduisaient le microcosme), le fœtus immortel vivait une année à chaque mutation (selon la légende, Laozi aurait vécu neuf fois neuf ans, soit quatre-vingt-un ans dans le sein de sa mère avant de naître). Détail non négligeable : les vapeurs qui se dégagent pendant qu’on chauffe le mercure devaient provoquer des hallucinations.
Respiration embryonnaire, pratiques sexuelles, alchimie intérieure et extérieure étaient loin d’être les seuls procédés. La Biographie des Immortels (Liexian zhuan), recueil hagiographique datant des Han postérieurs (23-220), donne, à travers les légendes des saints, un inventaire, fort long, d’autres procédés : abstinence de céréales (les céréales nourrissaient les Trois Vers ou Trois Cadavres à l’intérieur du corps humain : ce sont des esprits démoniaques, à l’origine de la décrépitude et de la mort) ; absorption de drogues végétales (le champignon de l’Immortalité ; les graines du pin, arbre toujours vert) et minérales, que les adeptes recueillaient au cours de leurs randonnées lointaines dans les montagnes ; autocrémation, c’est-à-dire transmutation par le feu ; gymnastique alliée aux pratiques respiratoires ; procédés magiques, astrologiques, etc.
Parmi les Immortels du Liexian zhuan, on trouve nombre de héros de l’Antiquité, tel que Pengzu, qui vécut 800 ans. « Il mangeait régulièrement de la cannelle et des agarics ; il excellait dans la gymnastique et l’art de conduire le souffle. » Pengzu était l’objet d’un culte populaire : on lui adressait des prières et des sacrifices pour demander le vent et la pluie.
On trouve encore la biographie d’un personnage historique : Dongfang Shuo, courtisan à la cour de l’empereur Wu de la dynastie des Han (141-87). Ce « fou du roi » fut tôt l’objet d’un grand nombre de légendes. Il posa en « sage caché » fuyant le monde, non pas dans la réclusion des montagnes, mais au sein de la foule à la cour.
L’influence du taoïsme
En réalité, bien que le taoïsme ait été frappé d’ostracisme par les lettrés bureaucrates, les magiciens taoïstes, maîtres à recettes (fangshi) et spécialistes de toutes sortes de techniques n’étaient pas rares à la cour des empereurs Han. De même que les empereurs dépendaient de leurs ministres confucéens pour la politique, ils cherchaient à obtenir des taoïstes l’accroissement de vitalités (les harems !), la longévité, etc., qui non seulement leur donnaient une stature de surhommes, mais encore devaient les imposer aux masses comme souverains divins. Un fangshi célèbre à la cour du grand empereur Wu fut Li Shaojun. Alchimiste, il fabriqua une vaisselle d’or qui donnait aux mets la vertu de procurer une longue vie ; nécromancien, il évoqua devant l’empereur l’esprit d’une concubine regrettée. C’est encore sous l’inspiration taoïste que l’empereur Wu célébra, en l’an 110 av. J.-C., le fameux sacrifice Feng sur la montagne sacrée du Taishan, le pic de l’Est, pour proclamer la réussite parfaite de la dynastie. Pour ce rite complexe, qui comportait de nombreuses offrandes aux Immortels (hommes-montagnes, d’après l’étymologie consacrée du caractère), l’empereur Wu ne consacra pas seulement son hégémonie, mais il devint encore lui-même sur-surhomme, un « Homme réel », un « Homme grand » à l’instar des saints taoïstes.
Ces ambitions à la fois politiques et individuelles conduisirent les dirigeants à protéger les fangshi, ainsi qu’à adopter les cultes taoïstes au sein de la religion officielle.
Pendant l’interrègne de l’usurpateur Wang Mang (9-23), ce dernier chercha à se justifier en prétendant avoir reçu des lettres d’investiture (fuming) des Immortels, et posa en saint sauveur. Après la restauration de la dynastie, l’empereur Huan (147-168) fit des sacrifices à Laozi en tant que dieu. Ces rites étaient assimilés au grand sacrifice annuel que tout empereur doit rendre au Ciel. Cet événement, unique dans l’histoire de la Chine, consacra la divinisation de Laozi qui s’était produite dans les milieux taoïstes de son temps (cf. infra).
Après la chute de l’empire des Han, les traditions du taoïsme ésotérique furent largement adoptées par l’aristocratie. Les historiens expliquent que ce fut la faillite du confucianisme officiel qui ramena les lettrés à l’évasion mystique et alchimique. Quoi qu’il en soit, pendant la période troublée des guerres civiles appelée époque des Trois Royaumes (220-280), les fils de famille se livrent aux pratiques de Longue Vie aussi bien qu’aux digressions philosophiques sur les maîtres taoïstes. Un des plus célèbres fut Xi Kang (223-262). Il est surtout connu en Chine en tant que poète, mais il laissa aussi un livre sur les techniques pour « nourrir la vie ». D’excellente famille, Xi Kang affecta une vie de loisirs. Il forma, avec des amis, selon la tradition, le club des Sept Sages de la Forêt de Bambous. Ils s’enivraient ensemble, composaient des poèmes et échangeaient des propos empreints de la mystique de Zhuangzi, qualifiés de qing tan, discours gratuits. Xi Kang pratiqua les techniques du souffle et s’adonna à la forge ; il aimait jouer du luth. C’est dans ce même milieu qu’on rencontre les premiers peintres de paysage, art si proche des idéaux taoïstes de randonnée spirituelle. Dans leurs écrits, ils rappellent les paroles de Laozi : « Sans sortir de sa porte, connaître le monde ! » (chap. XLVII). Le plus grand calligraphe que la Chine ait connu, Wang Xizhi (306-361), fut aussi taoïste. Les écrits de Zhuangzi, quasiment oubliés sous les Han, connurent alors une vogue nouvelle. Le commentaire de Guo Xiang (mort en 312) sur le Zhuangzi, ainsi que ceux de Wang Bi (226-249) sur le Daode jing et le Yi jing (Livre des mutations), introduisirent une exégèse nouvelle connue sous le nom de Xuan xue, l’École mystique. Ces commentaires restent l’interprétation la plus suivie jusqu’à nos jours. C’est sans doute aussi pendant cette période de redécouverte du taoïsme mystique (on appelle parfois ce courant le « néo-taoïsme ») que fut constitué, à partir de bribes anciennes et de passages empruntés au Zhuangzi, le Liezi tel que nous le connaissons.
Le Xuan xue resta pendant plusieurs siècles la doctrine métaphysique dominante de l’intelligentsia chinoise et influença profondément les premiers lettrés et maîtres bouddhiques. Le poète Xie Lingyun (385-433), dont le nom est lié au développement du chan (dhyana), les patriarches Huiyuan (334-417), lié à l’amidisme, et Dao’an (314-385) furent tous imprégnés du Xuan xue.
Les bouddhistes, à leur tour, influèrent profondément sur le taoïsme ésotérique. Bien que les pratiques physiologiques n’aient jamais cessé d’exister (la popularité ininterrompue de la boxe taoïste, taijiquan, en est la preuve), elles diminuèrent en importance dans la recherche de l’Immortalité.
Ge Hong est un dernier représentant du taoïsme à prédominance technique ; mais, dans son livre, le Baopuzi, il avoue n’avoir pas mis en œuvre lui-même un grand nombre des pratiques et recettes qu’il mentionne.
Dans la seconde moitié du IVe siècle (sous la dynastie des Jin orientaux) apparaît un taoïsme nouveau, où les pratiques physiologiques se trouvent transposées sur le plan spirituel. Dans les écrits issus de la secte du Maoshan (cf. infra), les procédés sexuels, alchimiques et même respiratoires deviennent des exercices mentaux. L’adepte, en transe, crée mentalement une déesse avec laquelle il s’unit. « Les agarics de l’Immortalité, c’est dans votre cœur qu’il faut les chercher », dit l’une d’elles à un des fondateurs de la secte. La fortune du taoïsme du Maoshan fut considérable. Elle fut prépondérante dans les milieux taoïstes lettrés durant toute l’époque Tang (618-907). C’est au Xe siècle que ce courant ésotérique se transforme à nouveau sous l’influence conjointe du bouddhisme tantrique et du bouddhisme chan. Les sectes du taoïsme moderne se réclament toutes, sous une forme ou une autre du patriarche Lü Dongbin. Or, s’il exista, Lü Dongbin est un personnage entièrement constitué à partir de légendes. Dans la religion populaire, il est un des baxian, les Huit Immortels toujours ivres, demi-dieux qui sont à la limite du profane et du sacré.
Du point de vue doctrinal, l’ésotérisme moderne se fonde sur le Zhouyi santongji (La Triple Concordance du Yi jing), prétendu livre classique, prétendu apocryphe de l’époque Han, prétendu livre révélé de la secte du Maoshan, en réalité contrefaçon tardive (Xe s. ?). Le texte, obscur et dense à l’extrême, se prête à un grand nombre d’interprétations. L’application la plus courante se trouve dans le nei dan (l’alchimie intérieure). Par l’introspection, on dirige les souffles de certaines parties du corps et on les amène à s’unir. De cette hiérogamie naît l’embryon de l’Immortalité. Les doctrines changent, mais les notions fondamentales restent. Dans certaines sectes empreintes de bouddhisme tantrique, ces exercices s’accompagnent d’actes sexuels. Pourtant la légende veut que Lü Dongbin, arrêté sur son chemin par une courtisane – car il était fort bel homme –, l’ait repoussé en disant : « Ne vois-tu pas que je suis enceint ? »
3. Le taoïsme religieux
Les Maîtres célestes et l’Église taoïste
Des cultes populaires envers les Immortels, on l’a vu, abondaient sous les Han. Les empereurs soucieux de prestige, tels que Qin Shi Huangdi (221-210) et Han Wudi (140-87), envoyèrent des expéditions maritimes à la recherche des îles des bienheureux. Le culte impérial de Laozi divinisé fut un effort de la part du gouvernement pour prendre à son compte ce qui devait être déjà à l’époque un mouvement religieux populaire de grande envergure. Sous le règne de l’empereur Shun (126-144), on avait présenté au trône un écrit volumineux intitulé Taiping jing (Livre de la Grande Paix), transmis à un adepte taoïste par un Immortel. Le livre contenait la description utopique d’un État où règnent liberté et justice sous un prince éclairé, qui doit au besoin céder le trône aux sages. L’empereur fut invité à s’y conformer.
Quelques décennies après, des mouvements messianiques et utopiques passèrent à l’action, et, pour la première fois en Chine, eut lieu un soulèvement populaire, animé par un mouvement politico-religieux des masses restées jusqu’ici invisibles. En 184 (année jiazi, donc au début d’une ère et d’un cycle nouveaux), le mouvement des « Turbans jaunes », sous la conduite de leur chef Zhang Jue, s’empara du Shandong et faillit renverser la dynastie. Le livre sur lequel se fondait leurs espérances fut le Taiping jing. Zhang Jue fit aussi réciter le Daode jing à ses fidèles. Un autre mouvement qui se déclara vers la même époque fut celui des Maîtres célestes. Historiquement distinct de celui des Turbans jaunes, il lui ressemblait cependant sur bien des points. La doctrine des Maîtres célestes (Tianshi jiao) se répandit dans le sud-ouest de la Chine, dans l’actuel Sichuan, à l’époque région limitrophe à peine colonisée par les Chinois. L’État théocratique qu’y fondèrent les Maîtres célestes échappa à la répression. Le mouvement ne cessa de se développer et finit par constituer ce qu’on appelle « l’Église taoïste », qui devint à son tour la grande religion populaire de la Chine, rôle qu’elle a conservé jusqu’à ce jour.
Le fondateur, le premier « Maître céleste » du mouvement, était Zhang Daoling. Né au début du IIe siècle à Luoyang, la capitale des Han, il se retira en « sage caché » sur la montagne Emei au Sichuan. Laojun (c’est-à-dire le dieu Laozi) lui apparut au septième jour du premier mois (lunaire) de l’année 155. Le Vieux Maître lui déclara qu’il s’agissait de sa « Nouvelle Apparition » (Xinchu laojun) où il devait révéler une doctrine nouvelle et salvatrice : tout l’univers n’était autre chose que le corps de Laojun lui-même, composé de Trois Souffles primordiaux. Ces Trois Souffles (qui sont le Mystère, l’Origine et le Commencement, et qui ont les couleurs sombre, jaune et blanc) avaient formé le Ciel, la Terre et l’Eau. Cet ensemble était subdivisé à nouveau en vingt-quatre souffles secondaires. Cette révélation, dite des Trois Cieux, marqua l’avènement d’une nouvelle cosmologie, mettant fin au règne funeste des « Six Cieux » démoniaques (on ignore dans ce cas à quoi il est fait exactement allusion). Comme tout système cosmologique, la doctrine des Trois Cieux s’appliquait aussi bien au macrocosme qu’au microcosme. Les Trois Souffles secondaires se retrouvent dans le corps (encore faut-il que l’adepte apprenne à les distinguer). Dans le temps, l’année se divisait en trois grandes périodes, avec chacune sa fête (le 15 du premier, du septième et du dixième mois). Vingt-quatre stations (jie) marquaient tous les quinze jours le calendrier. À l’univers divisé en trois étages sur un axe vertical correspondait une sous-division en vingt-quatre diocèses (zhi, litt. : ordre) sur le plan horizontal. Les fidèles s’y rassemblaient aux jours de fête sous la direction de vingt-quatre officiers religieux (hommes ou femmes), vicaires des Trois Maîtres célestes (c’est-à-dire le chef du mouvement et ses deux ancêtres immédiats). Les Maîtres célestes étaient, à leur tour, des vicaires de Laojun nouvellement apparu. Leur charge était héréditaire. La lignée de la famille Zhang s’est perpétuée jusqu’à nos jours, et l’actuel Maître céleste correspond à la soixante-quatrième génération après Zhang Daoling. Longtemps contestée, cette généalogie paraît maintenant reposer, au moins en partie, sur des fondements historiques. Les prêtres appelés libateurs (jijiu) et inspecteurs des Mérites (tugong) étaient aussi héréditaires. Ils étaient à la tête des diocèses et paroisses où les fidèles se rassemblaient dans un idéal égalitaire. La nourriture y était commune (chaque famille fournissait une contribution annuelle de cinq boisseaux de riz, ce qui explique que le mouvement des Maîtres célestes soit souvent appelé la « doctrine des Cinq Boisseaux de riz »). Hommes et femmes étaient égaux. Des rites sexuels, minutieusement réglés et accompagnés d’exercices spirituels, plaçaient les adeptes des deux sexes face à face dans un équilibre parfait.
Tout débordement, toute usurpation entravait l’équilibre et était une faute qui se manifestait par la maladie ou la malchance. Les fidèles se confessaient en public, puis se rachetaient « en travaillant sur les routes » (pour améliorer la « communication »). Le long des chemins, on avait établi des « auberges d’équité » où les voyageurs étaient logés et nourris gratuitement.
Les diocèses, sous la direction des libateurs, tenaient les registres de l’état civil des fidèles, tout changement (naissance, mariage, décès) devant y être reporté au moment des fêtes. Les rites étaient communautaires. L’essentiel du rituel consistait à envoyer des messages écrits (zhang) aux préposés des Trois Sphères, par l’intermédiaire des esprits divins attachés au diocèse que le libateur réalisait ou plutôt créait à l’instar du Dao par coagulation des Souffles dans son propre corps. Par ce procédé, les esprits obtenaient du Mérite (gong) et avançaient en grade dans la hiérarchie du Dao. Ce Mérite rejaillissait sur le prêtre et, de là, sur le diocèse et les fidèles. Les fêtes étaient des occasions de concorde, de communication et de promotion universelle.
Les fêtes de l’Église taoïste, qui s’appelaient retraites (zhai), comportaient des sacrifices, non pas sanglants ou d’espèces, mais d’écrits. La combustion (ou l’absorption) solennelle des prières écrites établissait la communication entre le profane et le sacré. Les écrits étaient munis de talismans (fu) en caractères spéciaux, reproduisant l’essence secrète, la « forme véritable » (zhenxing) des souffles divins intermédiaires. Malgré leur forme particulière, les sacrifices taoïstes n’en étaient pas moins d’authentiques sacrifices au ciel, apparentés aux sacrifices Feng, que, légalement, seul l’empereur avait le droit d’accomplir. Les procédés mentaux, qui formèrent l’essentiel de la liturgie, étaient d’ailleurs forcément accompagnés d’un rituel extérieur de grand éclat, où les officiants dansaient, sur l’aire sacrée, le pas de Yu. Les sacrifices étaient précédés par des retraites dans les maisons communautaires, les « Demeures pures » (qingshe ou qing). Les rares descriptions qui restent de ces endroits indiquent qu’ils avaient une porte ouvrant sur l’est et que leur mobilier essentiel était un brûle-parfum (lu) ; le même mot désigne le fourneau de l’alchimiste). Ce sont les taoïstes qui développèrent, en Chine, la pratique omniprésente de l’offrande d’encens, continuant ainsi les anciens rites de fumigation des demeures et des lieux sacrés, rites de purification accomplis lors des fêtes paysannes de fin d’année. On ne brûlait pas, comme aujourd’hui, le bois de santal sous ses multiples formes, mais des herbes aromatiques et hallucinogènes. Nos musées conservent les magnifiques brûle-parfum de l’époque (boshanlu). Ils représentaient le paradis des Immortels par leur forme de champignon et par le décor du couvercle reproduisant un paysage montagneux en miniature. L’ensemble devait servir de support aux randonnées extatiques (yuan you) des adeptes.
La liturgie des Maîtres célestes forma l’infrastructure de la religion chinoise des siècles durant. Les sacrifices au Ciel, ignorés systématiquement sinon proscrits officiellement par la bureaucratie impériale, ont continué jusqu’à la période actuelle. Les maisons communautaires sont devenues les temples, qui ont toujours pour centre un brûle-parfum. Les cultes se transmettent par l’encens (fenxiang). Les chefs des communautés religieuses, qui sont l’équivalent des communautés locales (village, quartier, rue), ont le titre de chef du brûle-parfum. Chacun d’eux est choisi par des procédés divinatoires : procédé égalitaire, qui cependant tient compte du Mérite. La consécration d’un temple nécessite un sacrifice au ciel (jiao). Le rituel est dirigé par des prêtres héréditaires, lesquels, dans certaines parties de la Chine, s’appellent encore aujourd’hui libateurs et inspecteurs des Mérites.
Écoles et sectes
Sur cet arrière-fond liturgique commun à tout taoïsme communautaire se développent diverses écoles et sectes. La plus importante est sans doute celle du Maoshan, montagne sacrée à proximité de Nankin. C’est là que, entre les années 364 et 370, des Immortels du Ciel de Grande Pureté (Shangqing) apparurent à un adepte nommé Yang Xi (né en 330), auquel ils transmirent un grand nombre de textes sacrés, souvent des versions « véritables » – c’est-à-dire amendées de manière qu’elles concordent mieux avec la doctrine de l’époque – de livres anciens. Ainsi, le Huangting jing fut entièrement récrit et considérablement augmenté ; pendant plusieurs siècles, cette nouvelle version fut tenue pour plus canonique que l’ancienne. Outre les textes sacrés, les divinités révélèrent à Yang Xi des procédés, des hagiographies et des descriptions des régions paradisiaques. La qualité littéraire des écrits, dont beaucoup sont en vers, est élevée. Il semble que la calligraphie de l’écriture inspirée de Xang Xi ait été remarquable. Aucun exemple n’en est resté, mais l’on sait que Yang Xi et surtout son ami et corécepteur des révélations Xu Mi (303-373) étaient contemporains, coreligionnaires et proches de Wang Xizhi.
Si les textes canoniques du Shangqing jing connurent une diffusion rapide, les révélations plus personnelles ne furent éditées que plus tard par un homme de génie nommé Tao Hongjing (452-536), qui appliqua à l’étude et l’édition des textes ésotériques toute la rigueur de la critique textuelle que la Chine avait développée à cette époque (les premiers dictionnaires phonologiques sont de ce temps). La majeure partie du corpus qu’il constitua et qui s’intitule les Zhengao, « avertissements des (Hommes) réels », a été conservée. Ces textes sont intéressants à plus d’un titre, bien que le fait qu’on y trouve aussi des fragments d’écritures bouddhiques ait choqué par la suite un grand nombre de savants, spécialement le redoutable Zhu Xi (1130-1200), qui ne ménagea pas ses critiques et reprocha à l’école de Maoshan un syncrétisme décadent. Il faut cependant tenir compte du fait qu’à l’époque où travaillait Tao Hongjing la Chine passa par une période de ferveur bouddhique sans égale. Tao était lui-même fonctionnaire à la cour de Liang Wudi (502-549), dont la dévotion bouddhiste frisait la bigoterie. Le taoïsme fut proscrit et Tao dut à sa personnalité exceptionnelle d’échapper à la persécution. L’inclusion de passages bouddhistes dans le Zhengao a bien pu être une mesure de sécurité afin de sauvegarder les écrits de la destruction.
Les livres révélés du Maoshan marquèrent le début d’une explosion littéraire. Non seulement l’écriture inspirée de Yang Xi trouva bientôt nombre d’imitateurs, mais aussi l’impact de la littérature bouddhique, dont les traductions se multiplièrent, se fit sentir. Si le développement des doctrines bouddhistes devait beaucoup, à ses débuts en Chine, au taoïsme, à partir de la période de division du Nord et du Sud connue sous le nom des Six Dynasties (IIIe-VIe s.), la situation se trouve inversée. Des communautés de moines taoïstes apparaissent. Le célibat même se répand dans les couches supérieures. Une des préoccupations des bonzes taoïstes de toutes les époques paraît avoir été de mettre la métaphysique chinoise au niveau des doctrines importées. Chaque nouveau courant venu de l’Inde fut bientôt adopté et accommodé à la manière des Mystères. La nécessité de constituer un canon, à l’instar des bouddhistes, se fit sentir. Il fut compilé par Lu Xiujing (406-477). Sur le modèle bouddhiste, il se divisait en trois Parties (tripitaka). Plusieurs autres canons furent rassemblés par la suite. Seul le dernier en date, le Daozang de 1447 (l’an 12 de l’ère Zhengtong des Ming), avec son supplément de 1607, nous est parvenu ; un seul exemplaire complet de mille cent vingt fascicules, conservé au monastère Baiyunguan à Pékin, en subsistait avant qu’il fût réédité en 1926. L’étude scientifique du taoïsme n’a pu commencer que depuis cette date.
Une élite littéraire, une Église institutionnalisée, tout cela ne touchait qu’en partie les masses qui avaient suivi Zhang Jue et Zhang Daoling. La Chine des Six Dynasties était une terre déchirée, en proie aux incursions barbares et aux luttes fratricides. Le règne sanglant des dynasties éphémères ainsi que la réapparition du féodalisme créèrent une misère générale qui fit croire à un grand nombre que la fin était proche. On l’attendait pour l’année 444 ; un second déluge devait anéantir la Terre ; les croyants taoïstes seuls seraient sauvés. « Le Dao révèle qu’arrivée l’année renwu un grand désastre se produira. L’eau montera à mille et dix mille toises. Les adeptes taoïstes entreront dans les montagnes. Ceux qui entreront dans les montagnes seront épargnés. Du troisième au neuvième mois, le peuple entier mourra. Des démons de la peste, au nombre de trente-sept mille, viendront expressément tuer les hommes. Ceux qui ne croient pas seront exterminés. » Ainsi parle le Tongyuanshenzhu jing, livre qui annonce, en des centaines de pages de prédictions horribles, la fin du monde. Il prévoit l’arrivée d’un messie nommé Li Hong (même nom de famille que Laozi), qui sauvera les élus qui seuls seront capables de le voir.
Cette attente eschatologique et messianique était tenace. Le fondateur de la dynastie des Tang, dont le nom de famille était également Li (Li Yuan, dit Gaozu, le « Grand Ancêtre »), s’efforça de s’imposer aux foules comme un sauveur taoïste. En réalité, la dynastie Tang marqua l’époque où le bouddhisme fut à son apogée en Chine. Les espérances populaires n’en survécurent pas moins et les prophéties messianiques continuèrent à inciter les foules à la révolte. Les deux éléments : messianisme eschatologique et esprit révolutionnaire se retrouvent dans les sociétés secrètes de la Chine moderne, lesquelles, antidynastiques (avec les révoltes des Lotus blancs sous les Ming et les Mandchous) et anti-étrangères (révolte des Boxeurs), contribuèrent à l’avènement du communisme chinois. Ce dernier, tout en s’inspirant de leur idéologie sotériologique et égalitaire – idéologie qui a ses racines dans le taoïsme le plus ancien –, les persécute néanmoins, comme le fit n’importe quel régime confucéen.
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