OSTRACISME
Prise de vue
À l’origine, le terme d’ostracisme n’avait pas la valeur péjorative qu’on lui donne aujourd’hui. Il sanctionnait un vote des Athéniens contre un citoyen suspect, qui était alors banni pour dix ans. Ce jugement devait atteindre les citoyens trop avides de popularité ou à qui leurs actes avaient valu une popularité jugée excessive. Il s’agissait donc en droit d’une réaction de défense d’une collectivité nationale éprise de justice et redoutant les coups d’État.
Un tel processus supposait l’existence d’un groupe de citoyens se connaissant entre eux, théoriquement aptes à distinguer la vie privée de la vie publique et à porter les uns sur les autres un jugement sans passions inspiré par un idéal civique commun. Il impliquait en fait la possibilité d’exclure un citoyen à cause de son esprit critique (ou pour ce qu’on appelle aujourd’hui, dans les pays totalitaires, le « révisionnisme », dans les démocraties conservatrices, la « subversion »). Il condamnait la remise en cause et la contestation par un individu isolé, pouvant alors être accusé de sacrifier au « culte de la personnalité » ou au star system ; de plus, sous prétexte d’éviter les à-coups politiques, il prêtait des intentions obscures à des citoyens exagérément populaires. La possibilité de bannir pour délit d’opinion avait ainsi pour corollaire celle de bannir pour délit d’intention. Cette critique réciproque des citoyens les uns par les autres, qui se fondait sur une philosophie de la liberté, de la solidarité et de l’idéal civiques, portait donc son principe de destruction, car le passage est étroit qui mène de la critique publique à la justice dite populaire et à la délation, du bannissement à la chambre à gaz, de la suspicion à la jalousie, de la divergence de points de vue à l’accusation de trahison, de la discussion à la haine, de la perception de la différence à l’assassinat. Sous couvert de défendre la communauté, on prenait le risque de niveler ; sous prétexte de préserver la liberté, on prenait celui d’immobiliser ; sous couvert d’organiser la vie, on prenait celui d’exalter la mort.
Le terme d’ostracisme a été repris dans le langage courant pour désigner l’exclusion dont sont victimes des individus ou des collectivités pour des causes non élucidées, imaginaires, ou même sans cause.
1. L’ostracisme dans l’Antiquité
J.-P. Vernant et P. Vidal-Naquet notent, dans Mythe et tragédie en Grèce ancienne, que l’ostracisme athénien est un rite probablement symétrique de celui du pharmakos. La cité ayant besoin d’expulser la souillure accumulée pendant une année choisissait un pharmakos, habituellement un homme des bas-fonds d’Athènes, et, au moins au début de l’institution, le mettait à mort après une cérémonie expiatoire. L’ostracisme correspondrait, sur le plan des idées, à cette liturgie organisée sur celui des passions. La procédure d’ostracisme, créée par Clisthène en 487 avant J.-C., s’imposa d’emblée comme une procédure exceptionnelle. Théoriquement aucun nom n’est prononcé et les membres de l’assemblée se fient à leur seul jugement pour inscrire sur une coquille ou un tesson de poterie le nom de leur choix (le mot ostracisme vient du grec ostrakon, « coquille »). Il n’y a pas d’accusation politique, pas de défense, pas de recours aux tribunaux. Le vote traduit le sentiment populaire dans lequel le refus de la tyrannie s’allie sans doute à la crainte quasi religieuse de la présence d’un homme supérieur perturbant le fonctionnement d’institutions créées pour les hommes ordinaires. La procédure d’ostracisme fut notamment appliquée à Thémistocle, à Aristide, et elle fut abandonnée en 417 ou 416 quand, à la suite de manœuvres qui la vidaient de sa finalité politique et morale, elle atteignit le démagogue Hyperbolos qui ne méritait pas cette consécration paradoxale.
Aristote (Politique) compare la démocratie à un chœur qui exclut la voix dont la beauté rendrait ternes les autres voix du chœur. L’idée fondamentale justifiant l’ostracisme est donc que l’homme, animal politique, n’est ni bête ni dieu, et que la grandeur est un excès aussi répréhensible que le crime. Cette idée qui irrigue la politisation croissante des moindres cellules sociales de notre temps explique que la crainte du tyran soit peut-être moins forte aujourd’hui que celle de l’homme de génie.
Ostracisme idéologique
L’exemple nous en est déjà donné par Platon dans La République. Il exalte le concept d’égalité de telle façon que celui de la liberté disparaît. Cherchant avant tout à éviter la démesure dont l’âme peut être le siège, il sacrifie l’amour du monde visible à celui de l’invisible, il organise la méfiance à l’égard du langage qui parade alors qu’il serait si simple, selon lui, de se soumettre à la loi qui enseigne. Il lui faut maintenir chacun à sa place, le rivant à une tâche dans laquelle il oubliera sa condition historique et, du même coup, son pouvoir de rêver. Le poète est banni de la Cité platonicienne parce qu’on lui reproche de dispenser l’illusion, mais l’ostracisme de Platon à son encontre se fonde en réalité sur la haine de ce qu’un homme est, non pas de ce qu’il veut. C’est de naissance et de nature que le poète est suspect, parce qu’il redonne aux mots leur liberté originelle, non parce qu’il écrit ou chante de mauvais vers. La spontanéité créatrice est en soi dangereuse pour l’État, indépendamment de l’identité du sujet.
À l’ostracisme juridique se surimpose ainsi, dès son origine, l’ostracisme idéologique, et l’histoire ancienne, aussi bien que l’histoire moderne, illustre le processus par lequel on identifie un homme ou un groupe d’hommes à la conception du monde qu’il défend. Hitler a accusé les juifs en eux-mêmes, non tel ou tel d’entre eux qui se fût mis à l’écart de la loi. Heidegger, qui avait lu Mein Kampf, a exalté Hitler comme représentant « le génie de la Race », indépendamment des buts qu’il préconisait.
L’ostracisme idéologique apparaît donc lorsqu’un individu ou un État, au nom d’un monde invisible ou au nom du monde politique érigé en absolu, élaborent et justifient une doctrine d’exclusion ou d’anéantissement. Sa possibilité d’exercice se situe entre la rationalité pervertie et la mentalité magique, entre une démonstration falsificatrice et la réduction au silence de l’esprit critique. Par extension, tout être humain détenteur de puissance ou d’autorité, fût-ce par délégation, qui se croit apte à décider, à accueillir ou à chasser, pratique l’ostracisme.
Permanence rituelle. Ostracisme théologique
L’ostracisme, qui se caractérise par une grande pauvreté d’imagination quant aux fins, exil ou mort, la dissimule derrière un cérémonial, une liturgie des gestes de la haine, un recours au néant, illustré par exemple par le recours au feu. L’histoire montre une longue répétition de l’autodafé. Protagoras d’Abdère (485-411 av. J.-C.) s’interrogea sur l’être des dieux et conclut au non-sens de la question : « J’ignore ce que sont les dieux, affirme-t-il, le sujet est trop obscur, la vie trop brève. » Ses livres furent brûlés aussitôt à Athènes. Pourtant, l’interrogation « sacrilège » porte uniquement sur la nature des dieux, non sur leur existence. Par surimposition arbitraire et tendancieuse des mots – ce qu’on appelle aujourd’hui l’amalgame –, le « jugement » implique que Protagoras veut détruire la cité en jetant à bas les dieux auxquels elle a recours pour imposer ses lois, aspirant ainsi l’absolu dans une simple procédure d’organisation.
Autre cérémonial : le sang. Il ne faut pas voir dans la condamnation de Sénèque par Néron le simple caprice d’un despote, mais une manifestation d’ostracisme. Néron défendait en fait, comme les juges d’Athènes, le droit de l’État qui se considère comme source de la divinité. Une critique implicite du « droit divin » ne concernait donc pas seulement Néron mais Rome tout entière. L’attitude de Sénèque, notamment son goût pour les leçons de la vie quotidienne, se retrouve d’ailleurs chez de nombreuses victimes de l’ostracisme. L’appel à la nature comme modèle d’un comportement moral ou comme source de découvertes s’oppose en effet à la culture figée, au légalisme ou à la bureaucratie. La Dix-Neuvième Lettre de Sénèque fait le point sur cet antagonisme que Tacite reprendra lorsqu’il comparera les « vertus » germaniques et la décadence formaliste des Romains. Les « vertus » sont liées à l’état de nature, à la sauvagerie créatrice en face de laquelle une civilisation raffinée équivaut parfois à un ordre barbare.
2. Développement de l’ostracisme
L’ostracisme antique s’est maintenu et développé, s’introduisant dans toutes les structures d’organisation de la société ou d’interprétation des idées et des comportements. Les modifications liées à la civilisation de masse et à la division en groupes de pression ou de combat tendent à imposer à l’intelligence une lecture standardisée du monde, et l’on est fondé à croire que l’ostracisme devient de plus en plus redoutable au fur et à mesure que des groupes de plus en plus importants agissent collectivement comme si leur action était vraiment prise en charge par chacun de leurs membres. La décadence de la communication individuelle par la parole, l’accumulation des hommes dans les villes, le délire mécanique, l’interprétation de la vie par les mass media, la manipulation des décisions par les sondages, tout concourt à mettre l’esprit dans une situation de dépendance, l’ostracisme se servant alors des antagonismes idéologiques qui prennent la relève du bannissement grec et de l’anathème religieux. Pour sanctionner le délit d’opinion, pour susciter le délit d’intention, pour mettre au pas les libertés individuelles, on ne bannit plus hors de l’État, mais à l’intérieur de l’État, par les conséquences que l’exclusion publique peut avoir sur la carrière d’un homme, sur sa réputation ou, plus gravement, sur sa liberté d’expression(les motifs étant déguisés en théorisations littéraires, religieuses, idéologiques ou artistiques). L’ostracisme verrouille toute issue, d’une façon souvent invisible et sournoise, mais toujours redoutable et efficace.
Ostracisme culturel
La condamnation de Galilée montre que l’ostracisme peut mêler le combat d’idées au refus de la réalité, fût-elle irréfutable et scientifique. Le savant est condamné quand celle-ci se dévoile trop vite, mettant en cause les bases d’une culture dont la transmission empruntait le discours parathéologique. La vérité scientifique est proscrite au nom d’un modèle emprunté à un ordre autre que le sien. Au XVIIIe siècle, Kant justifie la proscription du génie dans la Critique du jugement (paragr. 50), en affirmant : « Si donc, quand ces deux facultés [le génie et le jugement] s’opposent, il est nécessaire de faire des sacrifices, il faudrait sacrifier plutôt quelque chose du génie, et le jugement qui, en matière d’art, s’exprime conformément à ses propres principes préférera qu’on porte quelque préjudice plutôt à la liberté et à la richesse de l’imagination qu’à l’entendement. » C’est exactement ce sacrifice que l’Inquisition exige de Galilée. Le génie est perçu comme une différence et l’ostracisme dévoile ici une de ses dimensions : il est une perversion de l’éthique de l’égalité. Mais celle-ci a deux origines historiques, selon que le référent de l’éthique est une aristocratie (de droit divin) ou le peuple. À chaque origine, moyens de coercition différents. Sur quoi Galilée avait-il mis l’accent ? Sur le mouvement, sur le libre exercice du raisonnement, sur la nécessité d’ouvrir au champ du savoir les questions constituant la chasse gardée de la théologie, sur la cohérence reliant dialectiquement l’homme et la nature, enfin sur le renversement par lequel l’évidence mathématique reléguait dans les tiroirs de la mentalité magique les postulats terroristes de la théologie. C’est l’imaginaire du concept enraciné dans la rigueur du monde physique qui est rejeté par l’Inquisition, Galilée donnant le prétexte, devenant le symbole du courant de la pensée critique et dynamique étouffé par l’enseignement fixiste hiérarchisant hérité de Platon sur le plan social et d’Aristote dans le domaine physique. Galilée réconcilie l’expérience et la mathématisation du discours, la conséquence de cette unité amenant l’esprit à rejeter l’idée d’une vérité immobile, politique, morale, théologique, transmissible indéfiniment. L’ostracisme révèle ici une de ses autres composantes : la découverte de la nouveauté et l’idée d’un progrès doivent être condamnées parce que le pouvoir politique et les groupes sociaux qui le sécrètent sont décentrés et amenés à inventer ou à justifier une légitimité fictive devant la réalité critique du savoir. Giordano Bruno, comme Galilée, l’apprit à ses dépens. Influencé, comme Galilée, par les découvertes de Copernic, il applique au monde infini les possibilités du rêve et de l’analyse philosophique et combat, dans Le Défi de la bête triomphante, l’ostracisme d’une société close qui se sert de la religion pour imposer une idéologie et une morale à un peuple volontairement maintenu dans l’abêtissement. L’ostracisme théologique qui a fait condamner Protagoras d’Abdère prend donc à la Renaissance la forme d’un ostracisme culturel dont la religion reste encore le recours. La Cité antique close qui méprise les esclaves et les métèques, l’Europe médiévale qui voue au bûcher la raison et le progrès, l’immobilisme, le sens des dynasties, la tyrannie de la légitimité, la magie de la prédestination, la suspicion à l’égard de la différence, tout cela concourt à faire de l’ostracisme la dimension publique ou secrète de la justice et des relations humaines. Au carrefour des civilisations gréco-romaine et européenne, seule et pour un temps très court, la Byzance du Xe siècle, quoique théocratique, offre l’exemple de la mobilité sociale, de la tolérance et de l’ouverture. Justin Ier, l’oncle de
Justinien, avait été porcher, Michel II avait été domestique et Basile Ier, paysan. L’impératrice Lupicina avait été bouilleuse de marmites et Théodora, prostituée. Les Arméniens donnent à Byzance ses plus grands chefs militaires. Même les erreurs de Byzance avaient une dimension théorisée qui empêchait ses injustices d’être des crimes ou de se fonder sur les passions les plus basses. L’ostracisme se définit donc aussi comme un vécu dans lequel la tendance humaine à la haine peut s’exercer sans déshonorer le persécuteur, ou devenir institutionnelle sans choquer la conscience populaire.
L’existence de normes politiques, culturelles et religieuses d’une part, l’interprétation de la pensée créatrice par rapport à ces normes d’autre part, le lien entre une orthodoxie intellectuellement tyrannique et une répression au service de cette orthodoxie ont donc contribué jusqu’au XVIIIe siècle à maintenir l’ostracisme grec sous des visages différents, les points communs dans toutes les sociétés qui en usent étant leur fermeture, leur bonne conscience, la rigidité de leur hiérarchie, la possibilité directe ou indirecte pour le pouvoir politique de parler au nom des dieux, de s’affirmer comme l’émanation du divin ou d’être le gardien d’une rigide orthodoxie. On peut également constater que l’ostracisme est d’autant plus virulent que la société est décadente ou en proie aux mutations. Une menace réelle ou fictive à l’intérieur d’un État sécrète en effet le besoin d’un bouc émissaire.
Ostracisme économique
Par ailleurs, ce qu’on vient d’observer sur le plan scientifique ou théologique peut l’être sur le plan économique et politique dès le début du Moyen Âge. L’idée d’une vérité absolue possédée par ceux qui dirigent s’exerce aussi quand il s’agit de l’organisation concrète et de la répartition des richesses. En 1139, Arnaud de Brescia est condamné à fuir pour avoir exalté la vertu de pauvreté et, du même coup, critiqué la richesse de son évêque. Son propos est d’autant plus suspect qu’il était populaire. On retrouve ici les deux termes sur lesquels se fonda l’ostracisme athénien. Fugitif, il vient en France, mais doit bientôt quitter le royaume en partie à cause de son estime pour Abélard suspect d’hérésie, et il va à Rome où sévit la révolte communale qui vient d’élaborer une constitution romaine. Le pape fait appel à Frédéric Barberousse, et Arnaud de Brescia est pendu en 1155.
Ostracisme et intolérance
L’ostracisme européen se fonde donc progressivement sur le refus de principe de laisser appliquer une pensée à un domaine étranger à celui dans lequel elle a élaboré son discours théorique ou, plus subtilement, sur le refus de voir expliciter le concret par la pensée dès lors que l’explicitation radicalise les conséquences logiques et met en relief les ambiguïtés de ce concret. C’est ainsi que, jusqu’au Xe siècle, la société semblait définitivement coupée en deux, les clercs d’une part, les laïcs d’autre part. Dichotomie justifiée par une vérité unique détenue par les clercs. Arrive Siger de Brabant (1235-1284 env.), à qui fut imputée la théorie de la double vérité, séparant de fait le vrai que dit la religion du vrai que dit la philosophie. On mit en campagne saint Thomas – pas moins – pour faire interdire de parole un homme cependant si lucide que, quatre siècles plus tard, après la condamnation de Galilée, Descartes, sans les mêmes implications philosophiques, réinstaure cette doctrine, « suspendant » le jugement sur la religion et la morale pour permettre le progrès de la pensée mathématique. Saint Thomas gagna provisoirement puisque Siger de Brabant fut assigné en Italie à résidence forcée, mais Dante mit au Paradis la « lumière éternelle de Siger qui, dans son enseignement de la rue de Fouarre, établit en syllogismes des vérités qui déplurent ». Nous sommes donc déjà loin de l’ostracisme athénien qui, par la dialectique dont il s’entourait, ne se présentait pas comme un châtiment, mais expulsait pour un temps donné un citoyen qui, hors des limites quotidiennes, pouvait apercevoir à distance le profil de son comportement et y remédier en fonction de l’idéal collectif. La catégorie du « dehors » était rude, mais claire. Tandis que la société chrétienne inscrit le dehors dans le dedans, marque d’infamie à l’intérieur du même ensemble culturel, transformant ainsi en intolérance l’ostracisme primitif (la mise en place de l’Inquisition commença en 1231). Chasser hors des frontières revenait à expulser hors de l’adaptation à l’immédiat un homme qui conserve ses chances de se régénérer. Maintenir un suspect dans un ensemble culturel revient à transformer le quotidien en technique de persécution et à faire du temps le véhicule de l’assassinat. Ce qui explique que la mise à mort par la société soit si souvent la fin logique du refus de l’individu. Car l’ostracisé, même silencieux, conteste de l’intérieur celui qui l’a condamné. Le dehors antique passant dans le dedans, le dedans se sert de la mort pour susciter le dehors. L’exil devenant impossible dans un ensemble culturel unifié, la prison devient liberté aux yeux de celui qui a condamné. En terre d’ostracisme, incarcérer devient un acte de clémence ! L’emprisonné pour délit d’opinion révèle au juge sa propre mentalité carcérale, sa conception alvéolaire et cellulaire de l’existence, de sorte que la mort de l’ostracisé redonne la liberté au persécuté et au persécuteur. Ce chemin fut déjà suivi par Philippe le Bel, par exemple, faisant brûler Jacques de Molay. Dans l’affaire des Templiers, où subsistent bien des mystères, quelques points sont clairs qui montrent la conception alvéolaire. L’Europe était entrée en effet dans une économie qui se monétarisait, et à la théorie sociale dualiste antérieure s’était substituée celle des trois ordines : ceux qui prient, ceux qui combattent, ceux qui travaillent. Division nécessaire au maintien d’un pouvoir royal en qui seules se cumulaient les trois fonctions, division qui ne fut pas respectée par certains clercs, dont la simple existence devenait dès lors une menace pour la légitimité du roi et la centralisation de l’autorité. On peut en outre remarquer que l’ostracisme chrétien révèle une perversion idéaliste confondant le corps et l’œuvre, perversion dont la conclusion aboutit à
un matérialisme d’inspiration religieuse. Brûler l’auteur et ses livres revient à identifier le produit au moyen de production, à faire d’un ouvrage le support magique d’une conception homunculaire de la pensée, à le traiter comme un fœtus d’éprouvette semblable en soi à son auteur. Permanence de l’animisme et du fétichisme mêlés, permanence qui, avec d’autres composantes que nous envisagerons plus loin, amena Hitler et nombre d’universitaires allemands de la première moitié du XXe siècle (dont Heidegger) à faire ou laisser brûler les ouvrages des penseurs juifs, prolongeant l’autodafé de « livres décadents de la physique juive » par le massacre de six millions et demi de juifs européens dans les camps de concentration.
Le rôle de la raison
La différence fondamentale que nous enregistrons donc jusqu’à présent entre l’ostracisme athénien dans sa définition juridique et les manifestations occidentales d’exclusion consiste dans le rôle qu’on donne ou qu’on refuse à la raison. Le résultat est apparemment identique, mais le chemin qui y conduit est radicalement différent. Les époques de décadence ont en commun avec celles de mutations le déclin de la raison. Les craintes élémentaires liées à la vie et à la mort se mêlent au refus délibéré de la raison, engendrent un comportement d’évasion (sexualité, drogues), une recherche de l’extase mystique, un culte de l’« absence ». L’intuition, la recherche de la « voyance » l’emportent sur l’analyse du réel, se servant pour les situations les plus banales d’un langage de rupture, puisqu’il fait appel à l’incommunicable de l’expérience subjective. Au cours de ces périodes de mutation, c’est la réalité elle-même qui est ostracisée. Or, toute mentalité fixiste, même dans les époques d’évolution lente, maintient à travers la terreur larvée ou inconsciente du changement brutal les bornes du non-langage, n’éclairant ainsi qu’une faible partie du champ quotidien, précipitant le reste en enfer ou le vouant à la dynamique obscure des sentiments collectifs millénaires échappant à la science, mais dont Jung affirma – et, dans une certaine mesure, démontra – l’existence. Tout homme vivant dans ce qui est laissé dans l’ombre, dans l’espace qui échappe à la décision fixiste, est dès lors lui-même ostracisé au même titre que le réel-autre dans lequel il vit. C’est de cette manière que s’est le plus souvent posé le problème de l’alchimie et de la sorcellerie, et il est important de remarquer que, de nos jours, pas une seule des étapes historiques de l’ostracisme n’a perdu de son actualité.
La lutte contre les alchimistes
Il semble en effet que, sur ce plan, l’ostracisme nous propose une autre perspective. Jusqu’à présent, le pouvoir politique et le pouvoir religieux rendaient seuls possible le processus de l’exclusion, que l’individu sorte effectivement de la cité ou que, y restant, il soit obligé de se rétracter et de renoncer à son choix de vie. La raison légaliste et la raison dogmatique s’opposaient à la liberté civique, à la liberté scientifique ou à la liberté philosophique. L’initiative de la liberté était considérée comme de la déraison, et la répression s’exerçait donc simultanément sur l’imagination créatrice et sur la réalité dévoilée par elle. Dans le cas de l’alchimie et de la sorcellerie, le problème se complique par l’existence d’un transfert d’autorité, par l’intervention et la complicité collectives d’hommes et de femmes cultivés et incultes, assez rusés pour utiliser le modèle juridique ou socio-théologique aux fins d’assouvir leurs haines ou d’apaiser leurs craintes. Au-delà de la nécessité sur laquelle se fonde le raisonnement intellectuel, l’alchimiste est traqué pour l’hypothèse et pour la méthode. L’hypothèse ? L’interpénétration de la pensée divine et de l’énergie physico-chimique est accessible à la raison. La méthode ? Variable au cours des siècles, mais hermétique, liée à l’emploi du feu et visant à la connaissance de la matière et à ses transmutations. Il y a donc cette fois non plus conflit politique fondé sur une vision de l’État ou de la société – conflit résolu par la loi du plus fort –, mais refus de cohabitation de deux groupes voués aux tâches de la connaissance. Ce qui est en cause dès la persécution des alchimistes, c’est l’idée, qui culmine sous les poussées du totalitarisme, d’une science ou d’un art officiels. D’un côté, une majorité moutonnière et répétitive de chercheurs appointés par l’État et chargés de transmettre un savoir amputé de ses prolongements critiques afin de maintenir l’idéologie régnante, de l’autre une minorité qui, partant des mêmes matériaux, transforme progressivement les principes de leur connaissance, se refusant à toute concession en ce qui concerne les prolongements critiques et épistémologiques. Le lien entre l’idéologie élaborée par une société politique et la science « officielle » se confond un certain temps avec le lien instauré entre le pouvoir et la religion. Ces deux relations se dissocient au fur et à mesure que la religion renonce à son autorité temporelle, mais les conséquences d’une relation entre la science et l’État sont aussi cruelles que les précédentes. C’est probablement le seul cas, dans l’histoire de la pensée, où le rationnel et l’irrationnel sont identiques, non dans leur nature sans doute, mais dans leurs structures sociales et leurs dimensions sémiotiques. La mise à l’écart des alchimistes – hormis les quelques cas où les souverains purent croire que, grâce à l’un d’eux, ils s’enrichiraient – témoigne de ce chemin de la pensée. Étrange chemin, car la raison raisonnante de la science officielle traite de déraison la raison rationnelle des chercheurs solitaires, ce qui pousse l’État aux décisions déraisonnables.
À des degrés divers, ce conflit se perpétue de nos jours. Dans les nations démocratiques contemporaines fondées sur l’anonymat, on peut imaginer que le corps des fonctionnaires permet de pallier ces inconvénients. La bureaucratisation permet cependant d’assister in vivo à la permanence des conflits antiques et médiévaux, les moyens de communication et les organismes syndicaux ou corporatifs amplifiant le conflit entre les deux tendances de la raison et de la société, mais de telle manière que l’idéologie officielle de la liberté empêche l’État de prendre position. L’ostracisme devient un jeu entre stipendiés, l’enjeu de la lutte étant non plus la vie, comme au Moyen Âge, mais la victoire d’une idéologie, les moyens de pression étant tantôt le piétinement des individus dans ce qu’on appelle, d’un mot de foirail ou de prison, la « grille » des salaires (laquelle est fondée, comme la recherche d’une piste criminelle, sur des « indices »), tantôt les mutations d’office, rémanence des exils de Thémistocle ou d’Aristide, tantôt, enfin, l’honneur des hommes, par la technique officielle ou officieuse du « scandale » fondé sur des réalités, des soupçons ou des calomnies. La hargne, la méfiance ou la persécution dont furent victimes les alchimistes nous font assister en quelque sorte à la véritable naissance de l’ostracisme moderne. Celui-ci est bien caractérisé par la possibilité de bannir à l’intérieur d’une société un groupe humain victime de la suspicion d’un autre groupe humain inséré dans les structures publiques de la réflexion, du savoir ou de la productivité. À ce niveau, cependant, le chemin de la raison reste jalonné par des arguments communicables, par des raisonnements, par des « preuves », l’accusation usant du procédé d’amalgame consistant à juger une démarche intellectuelle totalisante en sa fin par une démarche, autre en nature, visant des vérités partielles, théoriquement provisoires, mais pratiquement totalitaires puisqu’elle insère des résultats et des recherches objectifs dans la trame des terreurs théologiques (péché, orgueil, recours aux esprits infernaux...) ou les livre simplement aux passions mesquines qui se dissimulent dans le contrôle officiel ou officieux d’une orthodoxie idéologique. Le résultat consiste en ce que le savant non conformiste est traité comme un sorcier. Les débuts de la psychanalyse en témoignent.
La lutte contre les sorciers
Le comportement historique à l’égard des sorciers nous aide à franchir une autre étape dans la description de l’évolution de l’ostracisme contemporain. « Ainsi estait comme un contentement et une allégeance de l’envie de la commune, laquelle prenait plaisir à rabattre et à rabaisser ceux qui luy semblaient trop excéder en grandeur », écrit Amyot à propos de Thémistocle. L’ostracisme a franchi le pas qui conduit de la lutte contre le pouvoir au combat contre la puissance. Les sorciers, supposés détenteurs de forces magiques, semblent dépasser en puissance ceux à qui restent fermés les secrets naturels. Ils sont au grand public ce que les alchimistes sont aux savants. Là où l’intelligence rationaliste apparaissait pour condamner ce qui échappait à sa répétitivité dialectique ou à ses exercices scolastiques apparaît dans le grand public la pulsion collective d’assassinat de ce qui est différent. Les sorciers étaient en général des gens que leur intérêt portait vers la connaissance du corps humain en ce qu’ils l’envisageaient comme un système de correspondances de microcosme à macrocosme. L’intuition, la sagacité, les traditions leur tenaient lieu de mathématiques ou de chimie et, bien que beaucoup d’entre eux connussent les vertus des simples et des mélanges qu’ils opéraient avec les plantes, ils ne disposaient pas d’un langage contrôlable. Parfois, héritiers – surtout au début du Moyen Âge – de communautés ésotériques de l’Antiquité, ils attachaient une importance fondamentale à la transmission orale de leur savoir. Ce qui impliquait un choix d’interlocuteurs, une liturgie d’initiations secrètes et une sorte de marginalité volontaire. Il n’en fallait pas davantage pour les désigner à la passion des foules. Celui qui s’était lui-même isolé se voyait bientôt officiellement chassé dans le meilleur des cas, ou condamné à être brûlé. La crainte de savants talentueux devant ce qui était peut-être le génie des alchimistes trouve ici son corollaire dans la peur d’hommes aliénés par le quotidien devant ceux qui apparaissent plus libres qu’eux. Tout devenait alors prétexte pour accabler les sorciers de tous les maux contre lesquels on n’avait ni la volonté, ni l’imagination de lutter. Ainsi, dans un premier temps, les sorciers étaient condamnés à haïr, puis ils essayaient de se défendre en proférant des menaces et il suffisait alors que des incapables souffrissent de leur incurie ou que les pauvres fussent ruinés par des calamités naturelles pour qu’on accusât les sorciers d’en être la cause. Il n’y a pas de haine plus active que celle qui se nourrit de la mauvaise conscience, et il n’y a pas de mauvaise foi plus efficiente que celle qui s’enracine dans la médiocrité de l’intelligence. Le légalisme antique fait place à la « vérité » collective et la fureur devenue commune tient lieu du jugement commun.
L’ostracisme apparaît ici comme ce par quoi une foule traque le secret et la liberté des individus. La haine a toujours été le luxe des très pauvres, des médiocres ou des très riches. Sur ce plan au moins l’identité des hommes à travers les classes sociales permet de relever une exception de taille aux observations du marxisme. Ce qui explique qu’on appliqua le même châtiment (le feu) aux botanistes des villages, à Jeanne d’Arc ou aux Templiers. Ici la manipulation du pouvoir politique par la tyrannie religieuse réapparaît. Mais on aurait sans doute tort de voir en elle une cause première. Elle n’est qu’un effet de la manipulation fixiste européenne dont la théologie n’est elle-même qu’un reflet et qui redoute plus que tout le décentrement et la métamorphose. Changer le plomb en or ou se transformer en bouc, user de la parole pour transmettre une connaissance neuve, donc polémique par rapport au savoir officiel, prendre en soi la force requise pour les règles de vie qu’on se donne, tout cela est brassé et confondu par la conscience individuelle et collective incapable de dépasser les mythes antiques, les symboles judéo-chrétiens ou les scènes de cauchemars personnels structurés par l’inconscient. La représentation que le médiocre a de soi-même est battue en brèche par le simple comportement ou par les découvertes de l’esprit créateur, et il se sécurise alors en ayant recours à des images pseudo-culturelles. Si la conscience individuelle fabrique son idée du Bien en fonction de ce qu’elle souhaite être, elle actualise son idée du Mal en fonction de ce qu’elle est. Ce qui permet de comprendre pourquoi le bannissement à l’intérieur du groupe est si souvent suivi de la mort par le feu. L’homme ostracisé reste en effet à son insu le garant et le témoin du Mal absolu qui vit en son bourreau, qui reste à l’affût dans la conscience du persécuteur. L’idéal de la Cité grecque, qui était la pierre de touche du jugement d’ostracisme, est remplacé par l’idée que chaque individu se crée de lui-même. Le recours à des paramètres collectifs – tels que l’idéologie ou la théologie – pour faire condamner un individu ou un groupe n’est alors plus qu’un alibi et un vecteur de sublimation. En même temps, la nécessité pour les individus d’avoir recours à des moyens collectifs pour mener à bien leur entreprise d’ostracisme leur impose de s’inféoder à des structures intermédiaires – partis politiques, Églises, clubs, syndicats – qu’ils pervertissent et dévoient en exigeant d’eux une justification légaliste à leur passion du Mal. On peut noter ici, d’ailleurs, que la folie ou certaines maladies mentales (schizophrénie, paranoïa) relèvent dans cette perspective d’un processus d’exil volontaire, manifestant a contrario la permanence de l’ostracisme dans une société qui s’en croit libérée.
3. Les formes contemporaines de l’ostracisme
L’antisémitisme
La crainte de la métamorphose liée au refus de la liberté et à la méfiance à l’égard de l’esprit critique engendre donc l’agression à l’égard de ceux qui sont réputés différents. C’est sous cet angle que l’antisémitisme reste un des visages historiques et contemporains de l’ostracisme. Le judaïsme, religion de prêtres et de rois, n’a cessé d’être la victime des sociétés chrétiennes ou athées. Car, pour les uns comme pour les autres, il reste le témoin d’une parole première sur laquelle se fonda l’élection, qui signifie non une supériorité, mais la responsabilité de transmission de la volonté divine. Rien d’étonnant par conséquent s’il continue, malgré les dénégations hypocrites, à être attaqué de toutes parts. Ostracisme par omission, comme c’est le cas de la communauté œcuménique de Taizé, ostracisme par destruction, comme ce fut le cas de l’Allemagne nazie, ou ostracisme par élimination des fonctions, comme c’est le cas de plusieurs pays communistes, dont l’U.R.S.S., ces trois modalités relèvent, sur des plans différents, du processus historique inversé.
Le pouvoir religieux majoritaire ou en vogue ne se sert plus du pouvoir politique, et celui-ci ne s’appuie plus sur des structures ecclésiales pour ostraciser une communauté. Mais tous deux visent à détruire dans le judaïsme ce que les savants redoutaient chez les alchimistes, Philippe le Bel chez les Templiers, les paysans chez les sorciers : la recherche d’une connaissance totale fondée sur la Parole d’autant plus redoutable que sa liberté vient de l’invisible, donc de ce qui est inaccessible au contrôle des hommes et des États.
Cette crainte explique le complot sémantique qui refuse au concept « juif » une structure religieuse et le confine à la dimension politique apte à véhiculer les préjugés et les haines collectifs. C’est de cette façon que le Schéma sur les juifs du IIe concile du Vatican emploie le mot – renouvelant l’erreur des IIIe et IVe conciles de Latran au XIIIe siècle –, expulsant le contenu religieux, seul capable cependant de faire prendre conscience aux foules du monde chrétien de la profondeur théologique et culturelle de la communauté juive. Le risque n’est pas négligeable qui consiste à voir justifier les pogroms éventuels du XXIe siècle par ce Schéma dans lequel un mot politisé – donc abandonné aux passions – est aussi dangereux pour les Temps modernes que la notion de déicide le fut pour le Moyen Âge. Sartre a écrit très justement que « c’est l’antisémite qui crée le Juif ». Il est à craindre que les hommes politiques à venir, fussent-ils athées, se fondent sur le contenu implicite du mot « juif » présenté par le Schéma pour nier chez les juifs le substrat religieux de leur origine, les ostracisant à l’intérieur de leur conscience, les traitant comme des « déviants » idéologiques simplement parce qu’ils sont nés juifs. Ce qui prolongerait les crimes de Hitler et de l’Europe occupée traitant les juifs comme des hors-la-loi de naissance en acceptant qu’il en soit ainsi. On voit ici comment l’ostracisme arrive à se dissimuler dans le paternalisme, celui-ci étant un comportement dans lequel la mauvaise foi enveloppe la volonté d’exclure ou de réduire, provisoirement entravée par l’histoire. Sans l’affaire Dreyfus et sans les camps de concentration, le IIe concile du Vatican n’aurait pas songé aux juifs ; par le moyen des livres de Drumont, de Hitler ou de Rosenberg, aussi bien que des discours rectoraux de Heidegger, le Concile et l’opinion publique ont saisi que le judaïsme est d’abord la victime de contresens sémantiques ou de querelles politiques.
L’antisémitisme et l’antijudaïsme nous révèlent que l’ostracisme correspond à une vision du monde, à la philosophie d’une société qui recouvre ses passions hideuses de légalisme perverti.
Les abus du droit
Originairement fondé sur le droit, l’ostracisme demeure donc dans les sociétés comme un abus du droit, son détournement ou sa trahison. Certes, on peut, sur un plan casuistique, affirmer que bannir hors de la cité ou contraindre à l’effacement à l’intérieur d’une société est une manière de sauver une personne ou une communauté menacées par les passions et la haine de plus puissants qu’elles. Il se trouve malheureusement que ce raisonnement n’est utilisé que pour protéger d’authentiques criminels, non pour aider les minorités vouées à la destruction. Les réserves accordées aux Indiens par les Américains du Nord ou par les Espagnols dans leurs conquêtes d’Amérique du Sud consistaient en effet pratiquement en territoires semi-désertiques sur lesquels ils pouvaient conserver leur identité ethnique à condition d’accepter de mourir de faim. D’autre part, on voit aujourd’hui des gouvernements emprisonner des criminels de guerre nazis non pour les extrader, mais pour les soustraire aux accusations légitimement lancées contre eux. On assiste aux efforts de clans pour sauver l’assassin français du philosophe français Victor Basch et le tortionnaire nazi du héros de la Résistance Jean Moulin. Gabriel Marcel a milité publiquement pour la dignité civique de l’assassin, et un prélat intégriste ajoute à cette complicité en demandant à la minorité qui naguère pourchassait les juifs de protéger leur persécuteur. L’amalgame d’idéologies, de religions, de philosophies conserve donc son impact de nos jours. On entend accuser d’ostracisme la communauté qui réclame au nom des victimes que la justice s’accomplisse. On voit la publication soviétique Bulletin U.R.S.S. reprendre en 1972 les infamies du faux tsariste intitulé Protocoles des sages de Sion, qui fut un des outils de la haine raciale. On continue, par l’amalgame, à mobiliser les haines dites viscérales sur le concept de « race » appliqué aux juifs, alors qu’il est scientifiquement prouvé et historiquement reconnu depuis les travaux de l’U.N.E.S.C.O. qu’il n’existe pas plus de « race juive » que de race auvergnate ou parisienne. Mais l’ostracisme a besoin de concepts passionnels aidant à manipuler les classes moyennes ou les esprits médiocres.
Le recours au subjectivisme n’est cependant pas exclusif. Il faut en effet noter que certaines notions du droit et de la morale peuvent, dans certaines circonstances ou selon les personnes, être la source de l’abus. C’est ainsi que la notion d’« intime conviction », de rigueur dans le droit français, permet d’inculper et d’emprisonner un suspect sur des présomptions, non sur des preuves de culpabilité. Le mécanisme de la justice se met en route objectivement lorsque la subjectivité a réagi devant une situation. L’« intime conviction » forme donc la trame de textes apparemment inattaquables, mais il est évident que la culture, le tempérament, les options politiques et religieuses du magistrat interviennent dans sa décision. En un sens, l’Inquisition ou les tribunaux d’exception ayant à juger des accusés politiques manifestent la limite de la conviction intime requise des juges pour condamner. L’accusé devient suspect pour son opinion politique ou religieuse, et l’ostracisme grec fait sa réapparition par juridiction d’exception interposée. Le mécanisme d’un tribunal qui juge pour délit d’opinion – ce qui est usuel dans tous les pays totalitaires –, ce mécanisme, qui fait appel à la « conviction » antérieure au jugement, joue aussi dans l’« intime conviction » du droit français. L’exigence théorique du secret de l’instruction pallie les excès possibles (usage de la presse pour transformer l’opinion publique en instrument de justice dite populaire) ; mais, en l’absence de preuves et de certitudes, ce secret lui-même peut parfois jouer le rôle du huis clos des procès politiques en régime de dictature. Le droit anglais, de tradition démocratique, n’accepte pas un tel danger.
Sur un autre plan, il existe des cas où l’affirmation du droit n’est plus elle-même qu’une fiction juridique et une déclaration d’ostracisme légal. C’est ainsi, par exemple, que l’article 124 de la Constitution soviétique affirmait en même temps la liberté des cultes et celle de la propagande athée. Dans un tel cas, la tolérance unit apparemment deux notions antagonistes dans les principes et différentes en nature. D’un côté, la pratique et la réflexion religieuses dépourvues de décision politique, de l’autre l’enseignement de l’athéisme reconnu par la doctrine de l’État et voulu par l’idéologie des gouvernants. Il s’agit, en théorie seulement, de la même liberté pour tous, car le décalage revient à éliminer l’une au profit de l’autre, frappant de bannissement spirituel ou culturel à l’intérieur de l’État ceux dont les croyances sont jugées subversives. Il est évident ici que l’athéisme d’État est aussi ostracisant qu’une doctrine de religion d’État longtemps professée en Espagne. La doctrine s’assortit de moyens de pression liés aux emplois, au niveau de vie ou à l’entrée dans la fonction publique. Elle se prolonge par le reproche de déviance fait aux écrivains et aux artistes dont l’œuvre s’accomplit sur des critères non exclusivement fondés sur l’idéologie régnante ou dans une perspective critique à l’égard des règles imposées. De la poétesse Anna Akhmatova au poète Ossip Mandelstam ou au prix Nobel de littérature Soljénitsyne, les exemples ne manquent pas pour illustrer le processus de bannissement ou de déportation lié à la notion d’orthodoxie idéologique face à la liberté créatrice. En France aussi, il existe des secteurs dans lesquels il y a des tensions de ce type : par exemple – plus ou moins accentué selon les époques – le combat autour de l’idée de laïcité dans l’Éducation nationale. Originellement fondée sur la séparation de l’Église et de l’État, cette notion a exclu l’enseignement religieux de l’enseignement officiel, mais ne précise rien sur la transmission, l’exclusion ou la critique des idéologies qui sont à la formation de nombreux esprits du XXe siècle, ce que les religions furent naguère et jadis au monde cultivé. Le monde moderne semble pourtant s’avancer vers un péril d’ostracisme idéologique beaucoup plus redoutable que l’ostracisme religieux, dans la mesure où il use de raisonnements de structure scientifique tout en faisant subtilement jouer les ressorts magiques ou les sentiments élémentaires de la conscience des foules. L’ostracisme révèle l’identité de nature des dictatures et des démocraties qui se distinguent les unes des autres par les niveaux d’application des mécanismes d’exil et les caractères plus ou moins publics, plus ou moins sournois de leur démarche. Implicitement, tout ostracisme continue à flatter le rêve de supériorité ou la volonté de puissance. Karl Marx n’a pas inventé la notion de « lutte des classes ». Il a fait un instrument de lutte pour les sans-pouvoir de ce qui était un outil d’oppression qui les écrasait. L’observation contemporaine permet de remarquer que lutter contre une tyrannie avec les armes de la tyrannie ne fait que décentrer l’origine du crime.
Affirmer l’existence d’une classe supérieure se fonde sur un racisme latent. Imaginons que Michel-Ange ou Einstein aient souhaité épouser une obscure princesse de sang royal, héritière d’une dynastie usée. Le Gotha aurait traité le génie de présomptueuse canaille. Nombreux sont aujourd’hui les comportements sociaux et politiques qui témoignent d’une telle obstination dans le rejet.
Les techniques de rejet
Tout se passe en effet comme si l’être humain, à peine né, devait faire son éducation dans les seules limites imposées par le modèle utile à la société telle qu’elle se définit. Limites religieuses, politiques, culturelles, sexuelles, etc. Le hors-limites est aussitôt soumis aux techniques sociales de rejet, de menaces ou de sanctions. S’il y a des cas dans lesquels ces limites sont infranchissables – respect de la vie d’autrui –, il existe aussi des cas aux frontières mal définies parce qu’elles ne relèvent plus d’un modèle social mais d’une création individuelle modelée par des conditions spécifiques organisées, ainsi que le dit Lacan, dans la combinatoire de l’inconscient. La prostitution est un exemple typique révélant l’hypocrisie du comportement collectif. Une femme du monde peut avoir de nombreux amants sans que son statut social en soit réellement ébranlé. En suivant le même chemin, une fille de condition modeste finit souvent sur le trottoir. Tolérée comme femme-objet, elle est méprisée dans son humanité par ceux-là même dont son existence trahit les faiblesses ou la lâcheté. Il en est de même de l’homosexualité : on fête Robert de Montesquiou, mais on toise l’ouvrier dont on connaît les « mauvaises mœurs ». L’ostracisme révèle ici un autre aspect de sa nature : publiquement élaboré sur des fondements moraux reliés à une doctrine d’amour, il se sert de celle-ci pour plonger dans l’enfer social du mépris ou de la raillerie ceux qui, la plupart du temps, vivent leur « déviance » comme un « péché originel » plus rude que son référent biblique. Dans l’ostracisme, la morale juridique l’emporte donc toujours sur la morale d’amour, bien qu’elle tente d’usurper son langage et son masque. La solennité antique de l’anathème fait place à la mesquinerie herméneutique du crime ou du délit et, au nom de la loi du moment, la société traite les déviants comme le XVe siècle le faisait des fous dont la maladie était synonyme de maléfice. Trahison légale de la morale admise, tel s’affirme ici l’ostracisme. Selon les situations, les États, les municipalités, les villes ou les groupes rusent avec les lois ou les règlements pour exclure des minorités exploitées économiquement mais refusées sociologiquement et, par voie de conséquence, niées dans leur humanité. Le problème noir aux États-Unis a constitué l’exemple type de ce processus de rejet, mais la ségrégation est également quotidienne en Europe. En France, par exemple, il a fallu attendre le drame de la guerre d’Algérie pour que l’opinion publique apprît l’existence de bidonvilles, il a fallu des mutineries dans les prisons pour que fût posé à l’échelle nationale le problème des conditions de vie à l’intérieur des prisons et du reclassement des prisonniers à leur sortie. Quelques incendies ont révélé l’existence de « marchands de sommeil » parquant pour la nuit des travailleurs immigrés dans des conditions insalubres, renforcées par l’entassement. Aucun respect ne s’attache à la main-d’œuvre étrangère à laquelle les entreprises publiques ou privées confient les tâches refusées par les ouvriers français. L’urbanisation dans les grandes villes révèle un autre aspect du problème, les municipalités des quartiers résidentiels refusant toute construction à loyer modéré pour ne pas avoir à intégrer une population française ou étrangère dont le mode de vie ne correspond pas aux normes de la richesse. On voit aussi des municipalités dans des quartiers non particulièrement résidentiels refuser les constructions dès que les pouvoirs publics tentent d’imposer un pourcentage de logements réservés aux familles des immigrés. Ségrégation avouée ou inavouée, l’ostracisme devient ici protéiforme, usant de toutes les arguties juridiques ou pseudo-économiques, évitant à la population majoritaire ou aisée de faire son examen de conscience esclavagiste. La méfiance antique à l’égard du
« métèque » réapparaît sous maints visages, à cela près qu’elle est encore plus monstrueuse, le métèque contemporain ne recevant pas le droit d’entrer dans la cité mais devant cependant obéir aux lois de l’État, le travail que lui fournit celui-ci devant simultanément accroître la richesse économique collective et rendre « invisible » celui qui la produit, ce qui est une autre manière d’exprimer l’« absence » qu’imposait l’ostracisme antique.
Nombreuses sont donc les situations bloquées par des mécanismes d’expulsion dont les conséquences s’identifient à un assassinat. La société ou les groupes créent l’absence de celui dont la présence échappe aux critères de référence. Ainsi se développent, dans les sociétés considérées comme les plus civilisées, une stratégie et une tactique de guerre civile qui ne dit pas son nom. Les efforts de l’U.N.E.S.C.O. demandant de ne pas « jeter l’ostracisme sur les cultures souterraines » disent assez l’ampleur, la généralité et la contemporanéité du mal. Toute variante semble bonne pour utiliser aux fins meurtrières de l’ostracisme les crises et les conflits liés à l’évolution. Peu après Mai-68 n’a-t-on pas vu surgir, dissimulé sous le terme vague de conflit de génération, un ostracisme affectif suscitant l’hostilité dynamique de nombreux adultes à l’égard de nombreux jeunes gens, sur la simple apparence physique ou vestimentaire de ceux-ci ? On fut parfois à la limite de la situation contraire à celle décrite par Adolfo Bioy Casares dans Le Journal de la guerre au cochon, où le romancier analyse l’assassinat à froid des vieillards par les jeunes. Si, parfois, les problèmes semblent résolus, il suffit d’un événement qui bouleverse ou d’une psychose qui terrifie pour que soient remis en cause les droits d’individus ou de minorités, pour que les conflits idéologiques ou politiques empruntent de nouveaux chemins, avec une force telle qu’elle est la preuve de leur permanence. Il suffit que la méfiance engendre le soupçon, la calomnie ; celle-ci, la fabulation ; cette dernière, l’hallucination, pour que l’ostracisme réapparaisse dans l’effort séculaire visant à rendre « absent » ou à tuer légalement l’homme différent, l’homme libre, l’homme malheureux, l’homme génial. Qui pourrait dire qu’aujourd’hui nous ne sommes pas – ou plus – concernés par l’exhortation du chœur dans Les Euménides d’Eschyle : « Que la discorde insatiable de maux ne frémisse jamais dans la ville ! [...] Que jamais la poussière ne boive le sang noir des citoyens ! [...] Que les citoyens n’aient qu’une même volonté, un même amour, une même haine ! Ceci est le remède à tous les maux parmi les hommes » ?
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