SECTES ET SOCIÉTÉPrise de vueEntachée de tout temps dun sens péjoratif, lappellation de secte [cf. ÉGLISES ET SECTES] constitue plus que jamais aujourdhui dans le langage commun un terme profondément disqualifiant, qui renvoie aux formes de religiosité considérées comme socialement non légitimes. Dans le langage savant, au contraire, le terme désigne simplement, et de façon neutre, des groupes religieux à la fois nouveaux et minoritaires qui se démarquent des religions établies, voire sy opposent, ou rejettent la société dans son ensemble. Létude du rapport entre les sectes et la société doit donc intégrer, dune part, lévolution des nouveaux mouvements religieux et des formes de leur protestation, dautre part, les conflits et les controverses qui font que certains groupes seront, dans une conjoncture donnée, considérés comme illégitimes voire dangereux pour lindividu ou lordre public.
1. Les sectes et leur rapport au mondeDe nombreuses tentatives pour classer les mouvements religieux minoritaires ont été réalisées, tant par le discours savant que par le discours militant. Un classement courant mais superficiel consiste à prendre en considération la doctrine du mouvement pour la rapporter à une tradition dorigine. En vertu de cette filiation historique, on pourra ainsi distinguer des sectes dorigine chrétienne, juive ou musulmane, des sectes orientales (bouddhistes, hindouistes, shintoïstes), des sectes se rattachant à la tradition occultiste ou ésotérique occidentale, des sectes qui inventent de nouvelles gnoses à partir dun modèle emprunté à la psychologie contemporaine, enfin des sectes opérant les syncrétismes les plus variés. Une telle répartition ne présente quun intérêt limité, car elle laisse dans lombre les caractéristiques de structure interne ou le mode de relation à lenvironnement des différentes sectes.
Bien quaucune typologie ne fasse lunanimité en sociologie des religions, une des plus répandues consiste à ordonner les sectes selon un axe allant du refus du monde à son acceptation. Le recours à ce critère se fonde sur la tradition sociologique qui a conceptualisé la secte comme une forme de religion structurellement en tension avec la société globale, avec lÉtat, avec les Églises établies (lesquelles apparaissent à certaines époques comme lun des piliers de la société). Alors que la religion de type Église a passé un compromis avec la société et ses valeurs, la secte remet en question le modus vivendi en cours en proclamant des valeurs autres, en se dotant de modes dorganisation récusés par la société, en exigeant de ses adeptes quils fassent un choix en rupture avec ce qui est conventionnellement admis dans le monde.
La vision sociologique classique de la secte lassocie donc à un potentiel de rupture avec lordre social. Cependant, ce rejet du monde peut se manifester sous des formes et avec des intensités extrêmement variées : il peut prendre la forme dun conflit ouvert au sein des sectes révolutionnaires apocalyptiques qui se prétendent linstrument dun renouvellement du monde ; il peut également se traduire par la création de communautés religieuses composées daspirants à la perfection qui veulent actualiser à une échelle réduite lutopie dun monde délivré du péché ; le refus du monde peut se manifester, plus fréquemment encore, sous une forme intériorisée dans les sectes piétistes qui appellent à la conversion du cur sans exiger de leurs membres une rupture physique avec la vie en société. Les sectes qui rejettent le monde (quelles se retranchent physiquement de la société ou non) symbolisent habituellement leur refus par quelque signe distinctif : ce peut être le port dun vêtement particulier comme dans le cas des amish du Nouveau Monde, ce peut être le refus dune pratique (la transfusion sanguine chez les
Témoins de Jéhovah, par exemple). Souvent, le rejet du monde se cristallise en refus de reconnaître la légitimité de la puissance étatique et se manifeste par labstention vis-à-vis de pratiques jugées idolâtriques telles que la prestation de serment, lhommage au drapeau, laccomplissement du service militaire, etc.
À linverse, certaines sectes, notamment à lépoque actuelle, témoignent dune volonté dacceptation globale du monde : loin de vouloir retrancher leurs membres de la société, elles prétendent mieux les y insérer en leur donnant les outils religieux pour saffirmer en tant quindividus capables de se réaliser pleinement dans la vie mondaine. Ces mouvements au discours ouvertement individualiste ont un caractère plus éloigné de limage conventionnelle de ce quest une religion que les sectes qui récusent le monde. Elles signalent peut-être une mutation du religieux dans nos sociétés occidentales de fin de siècle.
Une vision simplificatrice pourrait laisser penser que plus un mouvement rejette fortement le monde, plus il sera rejeté par la société. Bien quil en aille souvent ainsi, la relation entre les deux attitudes nest pas mécanique : il arrive que ce genre de mouvement suscite plus dindifférence que de franche hostilité de la part de la société et que, par contre, des sectes qui reconnaissent les valeurs du monde rencontrent une opposition bien plus vive dès lors que leurs méthodes et leurs formes dorganisation ou de recrutement, à défaut de leurs valeurs, sont susceptibles de faire lobjet dune réprobation sociale vigoureuse.
Entre ces deux pôles de rejet et dacceptation existent des groupes religieux en plus grand nombre qui veulent transformer le monde sans laccepter ni le rejeter intégralement. Il faut souligner quune même organisation peut témoigner à différents moments de son développement historique de ces diverses attitudes ; elle peut même, à un instant donné, nier le monde sous certains de ses aspects et en affirmer la valeur sous dautres. Il est donc nécessaire de relativiser lidée dun antagonisme sans appel entre la secte et la société. La secte, pour durer, se doit aussi de passer certains compromis avec le monde ambiant, au risque de laisser se diluer son caractère sectaire au bout du compte.
Dun point de vue sociologique, léventail des attitudes vis-à-vis du monde dont font preuve les sectes interdit pratiquement de les considérer comme une catégorie homogène et rend fallacieux tout discours qui prétendrait recourir à un schéma dinterprétation unique.
2. Sectes et société dans le contexte contemporainLes multiples visages du protestantismeSur le continent européen, et notamment en France, linstauration progressive de la liberté religieuse tout au long du XIXe siècle a permis le développement de mouvements non conformistes, généralement de souche protestante, qui introduisaient une concurrence à la marge des grandes Églises. Cest contre ces mouvements, qualifiés de sectes par les Églises établies, et en premier lieu lÉglise catholique, que des controverses sont apparues à la fin du XIXe siècle.
Après la Seconde Guerre mondiale se sont manifestées à nouveau de vives polémiques contre ce qui était présenté par divers auteurs religieux comme une « offensive des sectes ». Étaient visés principalement les mennonites, les quakers, les baptistes, lArmée du salut, les pentecôtistes ainsi que dautres mouvements, dorigine américaine cette fois, qui se sont diffusés en France à la faveur de la reprise des relations avec le monde anglo-saxon après 1945 (mormons, adventistes,
Témoins de Jéhovah, Science chrétienne).
La polémique contre les sectes se définissait alors essentiellement en termes de lutte sur le terrain doctrinal : lÉglise catholique analysait les sectes sous langle de lhérésie et de la fausse doctrine ; quant aux rationalistes et aux libres-penseurs, ils y voyaient la manifestation exacerbée dun irrationalisme en germe dans toute religion.
Aujourdhui, la plupart des mouvements ci-dessus évoqués sont rarement qualifiés de sectes dans le sens péjoratif indiqué plus haut : lopinion publique se désintéresse deux et les grandes Églises hors certains secteurs ultra conservateurs ont peu ou prou admis la légitimité du pluralisme religieux. La seule exception notable à cette reconnaissance des « sectes anciennes » est celle des
Témoins de Jéhovah, mouvement dont lexpansion se poursuit (plus de 120 000 membres actifs en France aujourdhui) et qui est principalement attaqué pour son refus des transfusions sanguines et du service militaire.
L'exotisme sectaire entre contre-culture et réactionAu début des années 1970 commence une deuxième période, caractérisée par la floraison de ce quon appelle alors les « nouvelles sectes », qui apparaissent dans le sillage de la contre-culture américaine, même si cest de manière parfois réactive contre quelques-uns des idéaux et des valeurs visés par celle-ci. Ce phénomène concerne dabord le continent nord-américain ; il ne touchera lEurope quun peu plus tard et y connaîtra un succès plus limité. Ces nouveaux mouvements religieux sont doublement exotiques par rapport aux sociétés où ils sinstallent. En premier lieu, beaucoup se rattachent de près ou de loin à des religions orientales (parfois revues et corrigées par le passage en Amérique) : cest le cas de mouvements néo-hindouistes comme lAssociation internationale pour la conscience de Krishna, communément appelée « Hare Krishna », de la Méditation transcendantale du Maharishi Yogi, du mouvement de Bhagwan Shree Rajneesh, gourou indien en rupture de tradition qui prend le nom dOsho après linstallation de son ashram dans lOregon, de mouvements néo-bouddhistes comme la Soka Gakkai japonaise, néo-musulmans (Subud), dune secte chrétienne messianique coréenne, lÉglise pour lunification du christianisme mondial, dite « Église mooniste », etc. On peut parler dexotisme dans un second sens dans la mesure où ces groupes nouveaux certains tout au moins introduisent des formes religieuses déconcertantes par rapport aux conventions de lépoque. Ces formes peuvent marquer un degré de continuité avec les aspirations du mouvement de la contre-culture des années 1960, notamment par lexaltation de la vie en communauté, le recours à des techniques destinées à éveiller des états modifiés de conscience, la relation à un maître choisi pour son charisme, etc.
La secte des Enfants de Dieu (aujourdhui rebaptisée la Famille) illustre bien cette filiation contre-culturelle : les adeptes, guidés par un ancien pasteur fondamentaliste, David Berg, dit Moïse ou Mo, vivent en communautés éparpillées dans le monde entier, valorisent lactivité sexuelle sans contraintes et nhésitent pas, à cette époque de leur histoire, à préconiser lutilisation du flirt poussé pour faire de nouvelles recrues (ce quils appellent le flirty fishing, pratique cependant condamnée par le groupe depuis 1987).
Dautres mouvements, comme lÉglise fondée par le révérend coréen Sun Myung Moon, qui se prétend le nouveau messie venu accomplir luvre laissée inachevée par le Christ, font preuve au contraire dun ascétisme rigoriste qui réagit contre le libéralisme et lhédonisme moral des groupes marqués par lidéologie contre-culturelle des beatniks et des hippies. Il en va de même des dévots de la Conscience de Krishna, qui valorisent la chasteté et prohibent le recours à toute drogue ou tout excitant. Ce type de mouvements a semble-t-il recruté en partie parmi des jeunes à la recherche de nouveaux repères moraux après la vague libertaire née dans les « communes » hippies. Au total, les nouvelles sectes de cette période ont été analysées par les sociologues comme constituant un éventail des moyens de négocier la sortie de lunivers contre-culturel en en conservant certaines aspirations communautaires, pour les unes, ou bien, pour les autres, en poursuivant une visée dapprofondissement du potentiel personnel où la méditation ou les techniques psychologiques dexpansion de conscience remplaceraient les drogues psychédéliques.
L'ère du prêt-à-croire efficaceLa phase actuelle ne constitue pas à proprement parler une nouvelle vague, en ce sens quil ny a pas apparition de mouvements radicalement nouveaux par rapport aux précédents. Il sagit plutôt dune tendance de fond qui réoriente des mouvements déjà existants ou en suscite dautres en les mettant au service dune quête individualiste de réalisation dans le monde qui a abandonné en chemin la dimension effervescente des expérimentations communautaires. De fait, les sectes qui promouvaient une vie commune comme les « moonistes » ou les « dévots de Krishna » ont stagné ou périclité dans les pays occidentaux depuis le milieu des années 1980.
Cette quête du développement personnel salimente à des lieux communs empruntés à la psychologie des profondeurs, parfois relayés par une mythologie de type gnostique, un enseignement initiatique aux degrés démultipliés. Les mouvements qui sen réclament, parfois qualifiés de self-religions, ne revêtent pas tous un mode dorganisation structuré : ils peuvent sapparenter à des réseaux souples, notamment ceux qui gravitent au sein de la nébuleuse mystique-ésotérique, par exemple la mouvance du New Age. Dans dautres, la quête individualiste du salut est encadrée par une structure à forte emprise et orientée éventuellement vers un leader de type charismatique. Dans les deux cas, cependant, la visée de salut est résolument intramondaine : les réseaux et les sectes de ce type prétendent en effet donner à leurs adeptes des outils et des techniques de transformation de soi pour mieux sinsérer dans la société, pour utiliser leurs pouvoirs psychiques, voire pour obtenir des bienfaits concrets. Lutilisation de moyens psychologiques ou psycho-occultistes est largement mise à profit derrière une phraséologie qui emprunte au discours scientifique ou à une imagerie technologique. Tout cela alimente la prétention de ces mouvements à se définir comme des voies « expérimentales » et non plus dogmatiques : au lieu de revendiquer la possession dune vérité absolue, ils recourent à un mode dévaluation pragmatique en mettant en avant leur efficacité supérieure par rapport aux religions traditionnelles, efficacité quils appellent chacun à vérifier à travers son expérience personnelle.
Le cas de lÉglise de scientologie, probablement le mouvement le plus controversé au cours des années 1990, est bien représentatif de cette nouvelle tendance. Cette organisation, née au début des années 1950 aux États-Unis de limagination dun écrivain de science-fiction, par ailleurs remarquable animateur, L. Ron Hubbard , résulte de la transformation dune théorie psychothérapeutique en une gnose technologique qui recourt à des techniques danamnèse et à des instruments détecteurs démotions (l« électromètre ») pour préparer lindividu à découvrir les profondeurs insoupçonnées de son moi et à avancer dans la conquête sans fin de nouveaux états de conscience. Comme dans les groupes occultistes plus traditionnels, la dimension collective du culte est réduite à sa plus simple expression, lenjeu étant lapprentissage réalisé par le membre à travers cours, séminaires et surtout la relation duale avec son instructeur. LÉglise de scientologie compte parmi les sectes dont les valeurs attestent du plus grand conformisme à légard de lordre social. Si elle est attaquée, ce nest pas en raison de ses valeurs, mais pour ses méthodes auxquelles on reproche de confondre religion et commerce. Le mouvement sest battu sur le terrain juridique, notamment pour se voir reconnaître le statut de corps religieux, dassociation cultuelle ; divers pays, dont lAllemagne, lui ont dénié cette qualité, lobligeant à fonctionner en tant quentreprise à fins lucratives.
Par une volonté de rationalisation dans lordre de lefficacité, certaines sectes intramondaines font appel aux ressources les plus sophistiquées des techniques de communication pour gérer leur fonctionnement interne, diffuser leur message et améliorer leurs relations publiques. En donnant limpression de se soumettre à la seule logique entrepreneuriale où lefficacité des moyens prime sur les contenus de croyance, elles prêtent parfois le flanc à laccusation dentrer dans lunivers marchand, univers perçu communément en Europe comme étranger au monde de la religion.
3. Les déplacements des controverses autour des sectesLévolution constatée des sectes saccompagne dun déplacement des controverses à leur sujet. Il faut souligner aussi que les acteurs et les enjeux ne sont plus du tout les mêmes que dans la période des années 1950.
Tout dabord, la polémique ne se situe plus essentiellement dans le camp des Églises officielles. Leurs représentants adoptent un ton mesuré à propos du phénomène des sectes, préférant souligner le besoin spirituel quelles révéleraient, plutôt que den dénoncer lexistence même certaines attaques pouvant en effet se retourner contre des mouvements apparus au sein même de ces Églises. Le discours virulent contre les sectes némane plus que de courants intégristes qui voient en elles des tentatives de subversion de l« Occident chrétien », voire le prélude à larrivée de lAntéchrist, ou bien parfois de courants chrétiens de gauche qui nhésitent pas à critiquer le fonctionnement de certains mouvements dÉglise tels que lOpus Dei en les assimilant aux sectes du dehors en raison danalogies dans lorganisation interne et le mode dexercice du pouvoir.
Le discours antisectes provient aujourdhui essentiellement de militants laïcs secondés par des praticiens, notamment dans le domaine psychiatrique. Il est largement relayé par les médias. Une littérature prolixe a fleuri, enrichie de témoignages danciens adeptes ou denquêtes dénonciatrices menées par des journalistes spécialisés qui travaillent souvent en lien étroit avec les associations antisectes apparues au milieu des années 1970, lune autour de la défense de la famille et de lindividu, lautre qui sattache, dans une optique plus classiquement rationaliste, à repérer et à dénoncer les « manipulations mentales » dont les membres des sectes seraient lobjet. Un certains nombre de procès ont eu lieu, notamment autour de la garde denfants pour laquelle les familles se déchirent et, de leur côté, plusieurs sectes se sont lancées dans des démarches judiciaires répétées pour défendre leur réputation et leurs méthodes. En France, certains parlementaires sensibles à la lutte contre les sectes ont rédigé un premier rapport officiel en 1983 (rapport Vivien), suivi treize ans plus tard dun second (rapport Gest-Guyard, 1996) qui, sans préconiser ladoption dune législation spécifique aux sectes, recommande une utilisation renforcée de larsenal juridique existant pour contrôler les atteintes au droit des personnes ou au droit fiscal émanant de groupes qualifiés de sectes. Ces préoccupations se retrouvent dans de nombreux pays dEurope et ont gagné les organisations internationales. La France a finalement adopté le 12 juin 2001 une loi tendant à renforcer la prévention et la répression des mouvements sectaires.
Sur le fond, la polémique affirme délaisser les contenus de croyance pour sen prendre seulement aux structures sociales et aux conditionnements psychologiques pratiqués dans les sectes. La lutte contre les sectes quitte le terrain de la théologie pour celui de la psychiatrie ou de la psychopathologie. Du coup, le caractère religieux nest plus nécessairement présent dans la définition de la secte : ainsi, la littérature des mouvements antisectes parle indifféremment de sectes religieuses, politiques, commerciales (les sociétés de vente pyramidale) ou psychothérapeutiques.
Les accusations contre les sectes ne renvoient plus guère à une menace quelles feraient peser sur la société globale et sa cohésion ; aujourdhui, le discours social contre la secte lidentifie avant tout comme un danger pour lindividu, une structure susceptible dattenter au libre-arbitre, voire de réaliser une destruction de la personnalité du fait de la « déstabilisation psychologique » exercée grâce à diverses « manipulations mentales ». Cette dernière notion, devenue le pivot de la lutte contre les sectes, tend à remplacer celle de « lavage de cerveau » à peu près délaissée aujourdhui car elle évoquait trop les méthodes de rééducation pratiquées par les régimes communistes dExtrême-Orient. La notion de lavage de cerveau a servi à justifier, de la part des associations antisectes, notamment aux États-Unis, des opérations de deprogramming où des professionnels de la « déconversion » séquestraient un adepte dune secte à la demande de sa famille pour lui faire prendre conscience du caractère aberrant de son choix et lamener à réintégrer le giron familial. De tels agissements ont été interdits par la législation de divers pays et ne font plus partie normalement de la panoplie des opposants aux sectes.
Ces derniers définissent la manipulation mentale par lutilisation calculée de techniques particulières destinées à induire un état de réceptivité et de dépendance de ladepte potentiel envers le message du groupe et lautorité du leader. Ces pratiques incluraient la répétition de litanies, lisolement, un bouleversement des rythmes biologiques, des privations diverses ou au contraire un « bombardement affectif » destiné à créer une atmosphère denveloppement chaleureux. Le résultat en serait une uniformisation et une dépersonnalisation du comportement transformant le converti en une sorte dhomme-zombi. Pour sa part, la loi française du 12 juin 2001 sanctionne labus frauduleux de la situation de faiblesse dune personne « en état de sujétion psychologique et physique résultant de pressions graves et réitérées ou de techniques propres à altérer son jugement ».
Toutefois, les études de terrain, réalisées en grand nombre depuis la fin des années 1970, ont montré que la secte, même lorsquelle exerce un contrôle très fort des comportements et des attitudes quotidiens de ses membres, est incapable dempêcher les défections en grand nombre sur le court comme sur le long terme, ce qui devrait relativiser cette idée dune conversion capable de remodeler radicalement la personnalité. En fait, plus une secte fonctionne comme une institution totale (notamment lorsquelle implique une vie communautaire à temps plein), plus elle requiert de ses membres un investissement important qui peut apparaître, à long terme, insupportable socialement et/ou psychologiquement à ladepte.
La plupart des faits délictueux reprochés à des groupes religieux (abus de confiance, escroqueries, etc.) relèvent de la manipulation morale ordinaire plus que dune manipulation mentale mal définie. Sont fréquemment mises en cause à cet égard des méthodes de recrutement déloyales et mensongères qui dissimulent les fins véritables du mouvement. De fait, le visage de la secte type, tel quil est présenté dans les médias, est beaucoup moins, depuis la fin des années 1980, celui du groupe communautaire où un « gourou » adulé exerce une autorité arbitraire et despotique, encore que de tels groupes soient régulièrement dénoncés, notamment pour la contrainte quils font peser sur lavenir des enfants socialisés dans le mouvement. La secte la plus controversée est celle qui, trop bien insérée dans la société, tend à se dissimuler sous des activités profanes qui apparaissent, aux yeux des opposants aux sectes, comme autant de « masques » destinés à donner le change sur ses véritables activités. En fait, le reproche adressé à ce genre de mouvements est à double détente. Dune part, ils dissimuleraient leur existence sous des activités socialement louables : art, éducation, développement personnel, lutte contre la drogue, activités culturelles, etc. ; dautre part, leur caractère religieux ne serait à son tour quune manière dalibi pour légitimer des activités de type commercial ou bien politique. Cette difficulté de concevoir que certaines sectes puissent avoir des activités habituellement considérées comme profanes sans cesser dêtre pour autant réellement religieuses tient sans doute à leur extrême valorisation du monde social et de la réussite profane qui rompt avec les formes socialement admises du religieux en Occident.
Malgré le fait que la population concernée directement par ladhésion à une secte soit ultra minoritaire (
Témoins de Jéhovah mis à part, aucun mouvement qualifié de secte en France ne dépasse quelques milliers dadeptes), les controverses restent vives. Elles ont été réactivées à plusieurs reprises par une série de tragédies au retentissement considérable. Le premier choc a eu lieu en novembre 1978, avec les suicides de masse qui ont anéanti une communauté dirigée par un pasteur protestant américain aux idées communisantes, le révérend Jim Jones. Le groupe qui le suivait, le Temple du peuple, venait de quitter la Californie pour le Guyana afin déchapper aux critiques. Cette fuite en avant se termine dans la mort lorsque le leader demande à ses disciples de sempoisonner : 918 personnes trouvent la mort ainsi quun représentant du Congrès américain, assassiné par un adepte. Dautres spirales meurtrières se sont produites depuis la fin des années 1980 : lempoisonnement collectif de 32 disciples de la prophétesse coréenne Soon-ja à Séoul en 1987 (sans retentissement en Occident), lassaut donné contre le siège de la communauté dirigée par David Koresh à Waco, au Texas, en 1993 qui entraîne la mort de 90 personnes, lattentat au gaz sarin perpétré en 1995 dans le métro de Tokyo par le groupe Aum Shinrikyo, les massacres et suicides de 74 personnes organisés sur deux continents et en trois temps (Québec et Suisse romande en octobre 1994, France en décembre 1995, Québec en mars 1997) par les dirigeants dune obédience pseudo-templière, lOrdre du temple solaire, ou encore le suicide de 39 adeptes dune secte « ovniolâtre », la Porte du Paradis, en Californie en mars 1997.
De telles tragédies, qui ont dailleurs connu des précédents historiques, au XVIIe siècle notamment, ne peuvent toucher quune catégorie bien précise de sectes au terme dun processus lui aussi très particulier. Il semble en effet que trois conditions doivent être réunies pour quexiste le risque dimplosion collective : une conception de type catastrophiste dans laquelle le monde extérieur est promis à un anéantissement à brève échéance ; un repli sur soi du groupe qui raréfie au maximum les contacts avec un monde extérieur perçu comme radicalement hostile ; enfin, surtout, léquation personnelle du leader, menacé ou qui se croit menacé dune mort prochaine par une maladie incurable ou encore sous le coup dune autre forme de déchéance susceptible de réduire à néant son charisme. La fièvre obsidionale enclenchée par le leader entraîne un fonctionnement de type paranoïaque où la secte, par une politique de gribouille, devance ce quelle croit être le projet danéantissement de la société envers elle en se précipitant dans lautodestruction.
4. Les sectes comme phénomène socialDans le monde anglo-saxon, la recherche sur les sectes et les nouveaux mouvements religieux a donné lieu à une multitude de travaux, de nature psychologique ou sociologique en particulier. En France, les données établies restent beaucoup plus lacunaires en comparaison. Toutefois, plusieurs résultats apparaissent aujourdhui étayés quand bien même linterprétation générale à conférer au phénomène de la multiplication des sectes reste matière à large débat.
Au cours des années 1970, il était fréquent dassimiler les sectes à des mouvements de jeunes, au point que, dans certains pays, on les qualifiait de « religions de jeunes ». On avait alors lidée que les sectes, en particulier celles qui proposaient un mode de vie communautaire, étaient uniquement composées de jeunes à peine sortis de ladolescence et supposés aussi idéalistes que malléables. La secte communautaire apparaissait à certains égards comme un sas de transition vers la vie adulte au sein dune grande famille de substitution. Aujourdhui, on estime que lâge moyen dentrée dans un groupe religieux minoritaire est nettement plus élevé (34-35 ans) et que nombre de membres savèrent dâge tout à fait mûr. Ce fait résulte autant dune meilleure connaissance du terrain que de lévolution interne des groupes dans une conjoncture historique nouvelle.
Il en va de même en ce qui concerne le recrutement social, qui semble beaucoup plus diversifié quon ne limaginait précédemment. Lopinion ancienne, selon laquelle les personnes susceptibles dêtre recrutées par les sectes étaient des marginaux ou des personnes en fragilité sociale sest révélée très abusive : de fait, nombre dadeptes de sectes (y compris celles qui ont sombré dans une folie meurtrière comme lOrdre du temple solaire) sont des individus socialement favorisés et dotés dune parfaite respectabilité sociale. Face à ce fait, il nest plus possible de rapporter mécaniquement ladhésion à une religion de type sectaire à un phénomène de protestation sociale : certes, aux époques où le refus de la société ne pouvait sexprimer que sous une forme religieuse, lémergence des sectes pouvait fréquemment être analysée en termes de protestation contre lordre social établi de couches socialement ou culturellement défavorisées. Même si lon introduit lidée que, plus que la privation brute elle-même, cest la possibilité de comparer sa situation à celle dautrui qui engendre frustration sociale et éventuellement protestation religieuse, il faut tenir compte de tous les cas, nombreux, où les mouvements sectaires ont été plutôt le fait de nantis ou de gens dotés dun capital culturel élevé qui les prédisposait théoriquement à assumer des situations enviables dans la société.
À côté de linterprétation en termes de protestation sociale, il est un schéma courant qui explique la multiplication des sectes par une recherche nouvelle de sens, par un renouveau du besoin religieux qui serait également perceptible dans les mouvements de renouveau internes aux Églises. Une telle explication fait peu de cas de la diversité des aspirations rencontrées dans les mouvements : peut-on penser, par exemple, que lémergence dune secte apocalyptique puisse être analysée de la même façon que le développement des self-religions qui mettent en avant lexploration de la conscience ? Lémiettement du croire qui accompagne le développement des nouveaux mouvements religieux peut suggérer la thèse, non dun retour du religieux dans la société contemporaine, mais dun nouveau déclin de sa pertinence sociale du fait de son incapacité à dépasser le seuil des micro-univers de croyances.
Il est également possible daborder la question non par le biais de la construction dun univers du croire et par les demandes de significations de la part des acteurs sociaux, mais par une analyse de type socio-historique. Dans ce modèle, la situation de pluralisme religieux généralisé que nous connaissons aujourdhui na pas besoin dêtre rapportée à des causes finales (la quête du sens), mais seulement à des causes efficientes : lélargissement de léventail de loffre en matière de biens de salut serait le pur produit dune libéralisation du marché religieux du fait de la fin des monopoles des grandes Églises. Par ailleurs, une situation historique précise rendrait compte de lirruption en Amérique puis en Europe de religions orientales : larrivée dimmigrants économiques porteurs de leurs voies de salut et qui disposent dune liberté de propagande complète en Occident.
Dans le rapport dialectique entre les sectes et les sociétés occidentales contemporaines, deux niveaux doivent être soigneusement distingués : un premier niveau, relativement pérenne à léchelle de lhistoire, est celui de lopposition entre des formes conventionnelles de religiosité et des formes innovantes. La secte, en tant quelle est un mouvement religieux nouveau possède des caractéristiques structurelles qui peuvent engendrer un conflit avec la société ; sa prétention même doffrir une voie daccès au salut plus rapide, plus immédiate, plus concrète, en un mot différente, la met en tension avec les formes conventionnellement reçues du religieux dans une société donnée. Sur ce plan, le vieillissement dune secte tend à saccompagner dune modération de ses manifestations effervescentes, dun alignement de ses valeurs et de ses normes sur celles de lenvironnement, dune atténuation du sens de lopposition entre le « nous » et le « eux ». Par une loi dairain des modes dorganisation, la secte qui se rapproche de la société tend à être remplacée par une nouvelle vague qui ranime lesprit denthousiasme et dintransigeance.
Le deuxième niveau est plus spécifique à un phénomène particulier, apparu à la fin du XXe siècle : celui de la mondialisation des échanges qui, dans le domaine religieux comme dans les autres, met fin à tous les monopoles et crée, par vagues dapprofondissement successives, une situation de pluralisme généralisé, avec la même gamme deffets que dans les domaines non religieux : importations et métissages (avoués ou ignorés), volonté dinternationalisation ou désir de repli identitaire. En outre, la généralisation du pluralisme met en scène, non plus des confessions différentes appartenant au même domaine culturel, mais une infinité déconcertante de pratiques et de croyances dont certaines nont plus quun lointain rapport avec lidée communément admise de ce quest une religion. La question de lauthenticité religieuse ou spirituelle se trouve ainsi au cur des débats autour des sectes, particulièrement lorsquil sagit des self-religions individualistes qui réduisent à peu de choses la dimension cultuelle collective et qui adoptent sans états dâme une gestion de type capitaliste. De plus, la libéralisation du marché en religion comme ailleurs laisse la voie libre à des entrepreneurs indépendants qui séduisent moins par leur rattachement parfois très flou à une tradition religieuse que par leur capacité à proposer une offre de salut à lefficacité immédiate ou présentée comme telle, avec tous les risques liés à cette situation de dérégulation. Dans certains cas, la logique dentreprise et de marchandisation apparaît tellement prégnante que lobjectif religieux tend à se dissiper, au moins au regard extérieur. Cette retombée équivoque du pluralisme religieux ne peut que maintenir le problème des sectes au cur du débat social.
Source et recherches à approfondir :
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]