L'Express du 15/12/2005
Jaroslav Pelikan
«La Bible n'appartient à personne»
propos recueillis par Claire Chartier
Un entretien avec Jaroslav Pelikan, l'un des plus grands spécialistes de l'histoire des Ecritures
Il a reçu en 2004 le prix Kluge, l'équivalent, outre-Atlantique, du Nobel pour les sciences humaines. Gravement malade, l'historien américain des religions Jaroslav Pelikan (décédé le 13 mai 2006), 82 ans, professeur émérite à l'université Yale, n'accorde plus que de très rares entretiens. En exclusivité pour L'Express, cet orthodoxe d'origine slovaque, auteur d'une monumentale série sur La Tradition chrétienne (PUF), revient sur ce Livre des livres qu'il a passé sa vie à étudier, à l'occasion de la publication de son dernier ouvrage, "A qui appartient la Bible?" (la Table ronde).
Tout le monde dit «la Bible». Mais l'expression a-t-elle un sens?
Oui et non. La référence à une «Bible en soi» est lourde d'ambiguïtés. Il est des Bibles, diverses, et c'est là une évidence historique. Mais, dans le même temps, un noyau perdure. La Torah, les Psaumes, les Prophètes assurent une identité aussi immédiate qu'irrécusable à chacune d'entre elles. En ce sens, le livre qui a gagné le titre unique de «Bible» au sein de la grande chronique de l'humanité n'usurpe pas son intitulé. Après tout - faut-il le rappeler? - le mot même de «Biblia» [livres sacrés], apparu au XIIe siècle, renvoie originellement, que ce soit en grec ou en latin, à un pluriel.
La Bible fut d'abord «parlée». Qu'avons-nous perdu, ou gagné, en passant à l'écriture?
Le Verbe, à l'écrit, perd inévitablement de cette vivacité que seule l'oralité peut véhiculer et, par là même, cette richesse de sens que confère uniquement l'incarnation. Mais le discours y gagne indiscutablement en exactitude, en ordre et en permanence. La méditation et l'étude auxquelles invitent ce que l'on nomme avec justesse «les Ecritures» réclament le passage au livre, sans lequel l'appropriation de la parole biblique serait impossible.
Comment peut-on revendiquer une lecture littérale du texte, comme le font les fondamentalistes, lorsque l'on connaît toutes les aventures et mésaventures qui ont jalonné sa rédaction?
Le fondamentalisme constitue précisément l'a priori selon lequel le texte biblique serait absolument garanti par sa provenance même. A savoir que sa source présumée, Dieu, en ferait un texte divin. Dans cette logique, les «aventures» et «mésaventures» que vous mentionnez sont réduites à rien, éradiquées. Cette négation s'institue à l'inverse de l'effort d'interprétation, qui valorise, au contraire, jusqu'aux erreurs, en leur prêtant un possible caractère inspiré.
Le Coran semble très peu accessible à la critique textuelle. Ranger l'islam parmi les religions du Livre, comme le font les musulmans, n'est-ce pas abusif?
Il y a un seul livre dans l'islam, et c'est le Coran. Il est à la fois semblable aux Bibles juive et chrétienne et très différent. Il leur ressemble par l'affirmation de la révélation du monothéisme. Il s'en distingue par l'absence de récit historique servant de médiation à cette révélation. Par ailleurs, le Coran, pour les musulmans, est descendu du ciel. D'où son caractère intangible et cette autre différence, bien réelle, que vous mentionnez, relative à la méthode critique. Mais n'oubliez pas que nombre de juifs et de chrétiens, avant les temps modernes, lurent la Bible à la manière dont les musulmans lisent aujourd'hui le Coran.
La Bible en usage chez les protestants n'est pas la même que celles des catholiques et des orthodoxes. Quelles en sont les conséquences théologiques et politiques?
Les protestants ont rejeté certaines pratiques sacramentelles. Il en est allé ainsi, par exemple, de la prière pour les défunts, attestée dans des livres de la Bible que la Réforme n'a pas retenus - les livres dits «deutérocanoniques» ou «apocryphes» - parce qu'elle jugeait leur authenticité douteuse. Mais, le plus souvent, les trois grandes confessions chrétiennes se sont affrontées sur le même texte sacré. Plus que la différence des écrits, c'est la divergence des interprétations qui a compté. Lors des guerres de religion qui ont ravagé l'Europe jusqu'au milieu du XVIIIe siècle, un verset tel que: «Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu», fut une arme aux mains des catholiques et des protestants valant bien tous les mousquets et tous les canons.
Les juifs lisent les Ecritures hébraïques - le Tanakh - avec le Talmud. Les chrétiens, eux, ne lisent «que» l'Ancien et le Nouveau Testament. La Bible n'est-elle pas finalement une référence plus chrétienne que juive?
Les chrétiens, à l'instar des juifs, loin de ne lire «que» la Bible, encadrent eux- mêmes leur lecture de toute une kyrielle de commentaires. Un catholique romain, par exemple, est forcément tributaire de l'imaginaire et de la sensibilité de cette somme de l'exégèse médiévale qu'est La Divine Comédie, de Dante.
«C'est plurielle que l'exégèse atteint sa finalité»
En quoi l'interprétation biblique est-elle essentielle pour comprendre les relations entre juifs et chrétiens?
Toutes sortes de facteurs, politiques, économiques, sociaux, culturels, ont concouru à former et déformer ces relations. Mais aucun, je crois, ne saurait égaler le rôle majeur qu'ont joué les divergences d'interprétation des Ecritures, à commencer par la conception différente du Messie.
Au point que l'antisémitisme n'aurait pas triomphé si la Bible, sa formation et son environnement avaient été mieux connus?
Dès lors que l'un des éléments constitutifs de l'antisémitisme est l'ignorance, alors oui, la méconnaissance de la Bible a pu en être un facteur aggravant. Mais pas uniquement. Regardez-y de plus près, et vous verrez que les antisémites les plus violents de l'histoire du christianisme furent souvent aussi les plus savants en matière d'histoire juive, de langue hébraïque, de Talmud. Or cette «science» ne faisait que conforter leur violence.
L'ignorance ne saurait donc tout expliquer. Qu'ont représenté la Septante et la Vulgate, les versions grecque et latine de la Bible, dans le monde chrétien?
Elles ont été à la source de deux civilisations distinctes. En structurant des manières différentes de s'assembler, de chanter, de célébrer, la Septante et la Vulgate ont produit deux univers liturgiques. Mais, «Lex orandi, lex credendi», la façon de prier conditionnant la foi, elles ont aussi déterminé des approches différentes du dogme, de la croyance, de la doctrine. Lesquelles ont fini par caractériser l'Orient et l'Occident chrétiens. De surcroît, ces traductions ayant servi de matrices à l'art et à la littérature profanes, à l'Est comme à l'Ouest, elles ont également participé à la formation des deux cultures majeures de la grande Europe.
En quoi la culture américaine est-elle biblique?
L'effort conscient, mené par nombre de pères fondateurs, dans la plupart des anciennes colonies, de conformer la vie publique et la morale personnelle à la Bible est indéniablement lié à la naissance de la nation américaine. Et donc à son identité. Le président prête serment sur les Ecritures, le Décalogue figure dans nombre de lieux publics et l'on nomme volontiers le monde rural conservateur la Bible Belt. Mais, plutôt que cette représentation un peu totémique, pensez à la force culturelle de la Bible dans l'émancipation des Noirs d'Amérique. Voilà un rôle autrement fécond…
Paul, intermédiaire clef entre les Bibles juive et chrétienne, souffre encore d'une mauvaise image. Pourquoi?
La «mauvaise image» dont saint Paul est victime remonte à l'activisme des années 1970. Elle a été forgée, à coups d'interprétations forcées, par des mouvements d'émancipation sociale, dont un certain féminisme extrémiste, qui l'avaient pris pour cible, confondant volontiers des aspects mineurs de son œuvre avec l'essence de sa théologie. Leur critique n'a pas résisté au temps.
A qui appartient la Bible, elle qui a été l'un des plus grands enjeux de pouvoir au cours des siècles?
Ces enjeux de pouvoir en sont la preuve même: la Bible n'appartient à personne, et c'est la raison pour laquelle elle peut être à tout le monde! En ce sens, il n'y a de Bible que «reçue», vécue au sein d'une communauté concrète. A la différence du traditionalisme, conception morte de la transmission, la tradition est la foi vivante de nos ancêtres, rendue actuelle.
Quand on voit le nombre de Bibles disponibles par lesquelles on devrait commencer, je dis que l'idolâtrie s'amplifie. Pour chercher, il suffit de marcher, sortant de sa voiture, et regardant le paysage.
Pour la Bible, plusieurs éditions papier sont gratuites. Les Bibles d'Etudes sont devenues introuvables depuis les années 60.
Il ne faut rien acheter !