Bhagavad Gita
La Bhagavad Gita, « Chant du Bienheureux Seigneur », est un des longs passages spéculatifs insérés dans le Mahabharata, la grande Épopée indienne, mais sa composition et son inspiration en font un tout autonome. Elle expose l’enseignement métaphysique et mystique donné par Visnu, sous la forme de Krsna, à l’un des princes, héros de la guerre qui va mettre aux prises deux clans rivaux et apparentés, de la race lunaire régnant à Hastinapura, les Kaurava et les Pandava.
Les premiers livres de l’Épopée décrivaient les causes lointaines du conflit. La Bhagavad Gita, elle, commence aux tout derniers moments qui précèdent le combat. Arjuna, légalement troisième des cinq fils de Pandu, mais en réalité fils du dieu Indra, voyant devant lui les deux armées qui opposent les uns aux autres proches parents et amis, se sent pris d’une sorte de vertige : les armes lui tombent des mains et il expose ses doutes et son angoisse à Krsna, son parent et son suta (à la fois conducteur de char et barde). Celui-ci conserve tout d’abord ses apparences humaines ; il fait à Arjuna un devoir de combattre, puis, peu à peu, révèle être Visnu-Vasudeva, l’Absolu personnifié. Le texte, alors, en même temps qu’il exalte le Dieu suprême, prend l’allure d’un poème didactique, quoique parfois lyrique, sur les devoirs de caste et les moyens d’obtenir la libération hors du cycle des renaissances.
1. Unité d’inspiration
La Bhagavad Gita ou, comme on dit souvent pour abréger, la Gita, se présente comme un dialogue versifié de 700 stances épiques (sloka), découpé en 18 chants – les chants XXV à XLII du VIe livre du Mahabharata. Le récit s’inscrit dans le cadre d’un autre dialogue, procédé familier depuis les Upanisad et habituel aux textes épiques.
Comme les autres ouvrages de l’Inde ancienne, elle n’a pas dû être composée d’un seul jet. On a même contesté son appartenance initiale à l’Épopée : le titre qu’on lui donne parfois de Bhagavad Gitopanisad et les ressemblances qu’elle offre avec les formes et les thèmes upanisadiques ont fait supposer qu’elle aurait pu être primitivement une Upanisad composée comme bien d’autres de fragments réajustés, et reflétant l’influence des cultes sectaires en train de s’établir, spécialement celle de certains groupes où Krsna était le Dieu suprême.
On a discuté aussi de l’antériorité de telle ou telle de ses parties ; l’école allemande du début du XXe siècle a prétendu que le texte initial était beaucoup plus court ; certains voulaient même l’arrêter au vers 38 du chant II. En fait, il n’existe aucun moyen d’acquérir une certitude à ce sujet ; le texte est peu homogène, il laisse transparaître des influences diverses, il comporte certainement des vers interpolés. Peut-être à l’origine était-il, en effet, moins long, mais ce qui frappe à la lecture c’est l’unité d’inspiration de tout le poème.
Comme pour l’ensemble du Mahabharata, on ne peut dire de façon certaine la date de la composition de la Gita : elle oscille du IIIe siècle avant J.-C. au IIIe après J.-C. Toutefois, compte tenu de ce que l’on sait du développement des sectes vichnouites, on peut penser que l’essentiel était composé aux premiers siècles avant notre ère.
2. Structure générale
Le premier chant débute par les questions du vieux roi aveugle Dhrtarastra, père des Kaurava et oncle des Pandava, à son suta auquel il demande de lui décrire le champ de bataille. C’est ce suta qui rapporte au souverain le dialogue entre Arjuna et Krsna. La bataille va commencer ; Arjuna fait arrêter son char entre les deux armées, dépeint à Krsna le désarroi où le plonge ce spectacle et rejette ses armes.
Le chant II, l’un des plus longs, pose déjà les principaux thèmes que traitera tout le poème : l’éternité de l’atman, suivant la doctrine des Upanisad, la nécessité d’agir en se désintéressant du fruit de l’action. Dès ce chant, Arjuna appelle son interlocuteur Kesava, l’une des épithètes de Visnu-Vasudeva.
Le chant III traite de la discipline de l’action et proclame égales pour le salut la voie de la spéculation (selon les vues du samkhya) et celle de l’acte (yoga) ; toutefois le chant IV affirme encore la valeur du sacrifice védique, tout en célébrant, à côté de cet aspect traditionnel, les avatara, incarnations de Visnu. Le chant V est à la louange du yoga en tant que technique d’unification. Également imprégné de yoga, le chant VI enseigne qu’il faut joindre renoncement et méditation et, dans le prolongement d’une attitude, le chant VII exalte vijñana, la connaissance intuitive, l’opposant à la connaissance médiate, jñana, qui n’est que préparatoire.
C’est au chant IX que commence d’apparaître ce sentiment d’amitié entre le Seigneur et ses fidèles caractéristique des cultes de dévotion (bhakti) ; les chants X et XI sont consacrés aux manifestations multiples de l’Absolu. Au chant XII, Krsna proclame l’excellence de la troisième voie du salut, supérieure aux deux autres, la discipline de la dévotion.
Les chants XIII à XVII, beaucoup plus spéculatifs, se conforment aux enseignements du samkhya concernant la théorie des guna, les trois constituants de la nature. Le dernier chant revient sur la doctrine du renoncement libérateur, qui n’est pas renoncement à l’activité elle-même, mais à ses fruits.
Les trois vers ultimes répondent aux premiers : c’est Sañjaya, le suta de Dhrtarastra, qui clôt le récit-cadre.
3. Thèmes spéculatifs et religieux
De nombreux thèmes d’origines diverses s’entrecroisent dans la Gita. Si l’on y rencontre des passages d’inspiration upanisadique qui semblent conserver la prééminence à l’Absolu impersonnel des époques anciennes – celui que le Vedanta reprendra à son compte – en revanche, Krsna, en se dévoilant très rapidement comme un avatara de Visnu, introduit la perspective des cultes de dévotion à l’Absolu personnel. Néanmoins, celui-ci dans sa transcendance même demeure immanent à sa création, selon la pure tradition vedantine.
Par ailleurs, la Bhagavad Gita reflète des théories relevant des traditions du samkhya et du yoga, souvent présentés comme les aspects complémentaires d’une même quête du salut, c’est-à-dire de la libération hors du samsara, la ronde indéfinie des renaissances.
Le samkhya, tel qu’il s’exprime ici, est différent de celui que codifieront les karika, texte de base du samkhya en tant qu’ensemble de croyances systématisées (darsana) ; il s’agit dans la Gita de notions beaucoup plus souples où se marque cependant l’opposition d’un principe naturel unique (prakrti) formé de trois constituants (guna) à une multitude de monades spirituelles (purusa).
Quant au yoga, son nom revient souvent dans le texte, pris au moins dans deux acceptions différentes : il a parfois son sens technique – qui est celui du yogadarsana – et représente alors l’ensemble des pratiques psychosomatiques destinées à la concentration des pouvoirs humains tant physiques que mentaux ; très souvent, en revanche, il revêt le sens courant bien plus large de discipline. C’est cette dernière signification qu’il possède dans l’énumération des trois voies du salut : karmayoga, discipline des actes – soit actes rituels, proches du sens védique, soit devoir de caste –, jñanayoga, discipline de la connaissance, telle que la proposaient les Upanisad, bhaktiyoga, enfin, discipline de la dévotion, spécifique des milieux sectaires, et particulièrement des groupes qui consacrent leurs adorations à Visnu et à ses incarnations (avatara) successives produites pour le rétablissement de l’ordre du monde (dharma).
Le devoir de caste
Mais l’enseignement vraiment original de la Gita réside en d’autres notions, en rapport d’ailleurs avec celle de bhakti : l’exaltation du devoir individuel (svadharma) et du détachement du fruit des actes.
Lorsque le texte parle de « devoir individuel », il faut l’entendre dans le sens différent de celui auquel nous sommes accoutumés : il s’agit en réalité du devoir de caste. Dans la perspective brahmanique, l’individu n’existe que dans son appartenance à un contexte social et religieux donné. Le dernier chant de la Gita est explicite à ce sujet : « Quant aux brahmanes, aux guerriers, aux hommes de la troisième et de la quatrième caste, leurs actes sont toujours en accord avec les qualités inhérentes à leur nature propre » (XVIII, 41). Ces devoirs, le texte les énumère : aux brahmanes, la modération, la foi et l’étude des Écritures ; aux guerriers, la vaillance dans le combat ; aux gens de la troisième caste (vaisya), les soins de la terre et le négoce ; ceux de la quatrième caste (sudra) ont pour unique devoir le service des autres.
Les règles qui les concernent sont contraignantes : « Mieux vaut son propre devoir médiocrement exécuté que la juste observation du devoir d’autrui » (XVIII, 47).
La Bhagavad Gita proclame donc la primauté, dans l’ordre moral et religieux, de cet accord existant entre un être quelconque – car le svadharma s’étend bien au-delà du domaine humain – et sa condition naturelle. C’est pourquoi Krsna, rappelant à Arjuna sa qualité de guerrier, lui enjoint d’abandonner tout scrupule et de combattre quels que soient les liens qui l’unissent à ses adversaires. C’est là le devoir du ksatriya ; qu’on soit vainqueur ou non, peu importe, il suffit d’avoir accompli son svadharma.
Le détachement
En liaison directe avec ce dogme, Krsna va en exposer un autre : si on n’a pas le droit de renoncer à l’action, il faut, en revanche, renoncer au bénéfice de cette action. L’acte peut être rituel et il fait alors partie des obligations auxquelles un brahmaniste est assujetti, mais le fruit des rites, en ce monde ou en l’autre, ne doit pas entrer en ligne de compte lors de son accomplissement ; ou encore l’acte est svadharmique : obligatoire, on doit l’exécuter sans s’attacher à ses conséquences. La finalité d’un acte réside en lui-même, non dans ses suites bonnes ou mauvaises. C’est donc le détachement qui sera donné par Krsna comme la vertu majeure, celle qui conduit l’homme sur la voie de la libération. L’indifférence à l’égard de ce qu’on appelle les « couples des contraires », froid et chaud, plaisir et déplaisir, etc., fait partie, depuis les Upanisad et le bouddhisme, de l’attitude prescrite au sage ; toutefois, dans la Bhagavad Gita, il y a davantage : l’indifférence est prônée non seulement envers ce qui est arrivé, mais envers ce qui arrivera. Le détachement du dévot (bhakta), qui s’en remet en tout au Seigneur (Bhagavant) auquel il voue ses adorations (bhakti), s’exerce vis-à-vis de l’avenir comme du présent, attitude expliquée métaphysiquement par le fait que, participant à l’Absolu, on échappe au plan du relatif, donc du temporel.
4. Un livre révélé
La Bhagavad Gita a eu et conserve encore de nos jours une grande importance dans la pensée indienne ; elle a connu une extraordinaire diffusion. Sauf dans certains milieux shivaïtes, elle a sa place dans tous les courants religieux brahmaniques ; on l’y considère comme un livre saint, à l’égal des Veda et des Upanisad, incluse dans la Révélation (sruti), alors que le reste du Mahabharata fait seulement partie de la tradition (smrti).
À cause de cette situation privilégiée, les plus grands philosophes lui ont consacré de nombreux commentaires, y compris Sankara que ses doctrines monistes auraient dû écarter d’un texte aussi piétiste. Parmi les plus célèbres vedantins, il faut citer aussi Ramanuja (XIe s.) et Madhva (XIIIe s.), qui s’inscrivent plus naturellement dans la ligne de la Gita. On ne peut non plus passer sous silence Abhinava Gupta (XIe s.), shivaïste du Kasmir, qui en a commenté les différents thèmes, ni la faveur que ce texte a connue dans les milieux de bhakti du Bengale aux XVe-XVIe siècles.
Plus près de nous, les penseurs religieux indiens des XIXe et XXe siècles – Râmakrishna et Sri Aurobindo, par exemple – ont également étudié la Gita. Mais il faut souligner plus encore l’influence qu’elle a exercée auprès des foules dont elle a depuis deux mille ans alimenté la piété.