QUE SAIT-ON HISTORIQUEMENT DES HADITHS ?
L’emprise califale
Il faut d’abord resituer le contexte : le cinquième calife omeyyade Abd al-Malik (m. 705) entreprend de légitimer la supériorité des Arabes sur toutes les autres cultures. Il arabise l’administration de l’empire en créant un service de poste, en imposant l’arabe comme langue officielle de la cour, laquelle est codifiée par les grammairiens musulmans. Le texte coranique est ainsi fixé[84] pour ensuite être diffusé dans l’empire à l’usage des dignitaires religieux.
Cependant, les siècles qui suivent s’inscrivent dans une période où le texte coranique devient de plus en plus difficile à comprendre étant donné la nature consonantique du texte (rasm) et l’absence de tradition orale : les copistes ne savaient donc pas ce qu’il signifiait. Ce qui provoqua une rupture avec le milieu araméen d’origine, et une perte du sens des mots araméens ou d’inspiration araméenne (exemple : le maysir et la miserah).
La nécessité de clarifier certains passages conduira à la prolifération d’une véritable industrie du hadith destinée à l’exégèse du récit coranique. La biographie officielle du Prophète (sīra) n’est pas encore établie au début du 9ème siècle mais sera convenue dans un contexte d’autorité politico-religieuse de califes abbassides contrôlant la production de ce discours de façon rémunérée[85]. C’est ainsi que dans la première moitié du 9èmesiècle, des scribes officiels assujettis au calife entreprendront de dresser sa généalogie et tous les épisodes-clés de sa vie.
Ce n’est qu’au 10ème siècle qu’advient la fixation définitive d’un récit musulman présenté comme « historique » sur les premiers temps de l’islam avant que trois dogmes majeurs viennent cristalliser le discours officiel de l’islam à savoir :
- le dogme du « Coran incréé »[86] érigeant le texte coranique au rang de texte sacré et intouchable ;
- le dogme de « l’abrogeant et de l’abrogé » visant à dépasser les contradictions du discours coranique faisant prévaloir les sourates les plus tardives (dites « médinoises ») composées majoritairement de commandements politiques et guerriers sur les sourates « mecquoises » composées, elles, d’appels à la tolérance. Cette doctrine permettra d’introduire la notion de minorité/majorité musulmane selon laquelle des musulmans sous autorité impie pourraient, à l’image de Muḥammad, promouvoir la tolérance tandis qu’en situation majoritaire, ils pourraient prôner le rapport de force ;
- la fin de « l’effort d’interprétation » (iǧtihād) rendant impossible de critiquer la teneur du discours islamique officiel.
Dans une optique extérieure à la foi musulmane, ces dogmes post-coraniques semblent destinés à étayer la foi et à justifier la thèse traditionnaliste (sunnite) du caractère incréé du Coran dont la pensée et la doctrine se construisent sur plusieurs siècles après la mort du Prophète.
L’impossible tradition d’oralité ?
La tradition musulmane avance que les hadiths - comme le Coran - se seraient transmis oralement à l’identique depuis le vivant de Muhammad jusqu’à l’édition des premiers recueils aux 9ème et 10ème siècles. Selon cette version, la « mémoire coranique et prophétique » aurait donc été impossible à falsifier puisqu’apprise par cœur et conservée par des milliers de mémorisateurs (huffāẓ) qui auraient transmis les récitatifs pendant les premiers siècles.
Cependant, six éléments factuels mettent à mal cette possibilité de transmission orale et plaident plutôt pour l’hypothèse d’un long processus d’écriture et de réécriture :
- le nombre toujours plus croissant de hadiths à mesure qu’on s’éloigne des faits supposés ;
- le somme considérable de « faux » hadiths, jugés apocryphes[87] récusant l’infaillibilité revendiquée de ces mémorisateurs ;
- l’absence de procédés formels de mémorisation comme on en trouve dans toute civilisation d’oralité ;
- l’impossibilité physiologique de retenir 200 000 hadiths comme le prétendait Boukhari, l’un des plus célèbres traditionnistes ;
- le fait qu’Abū Hurayra soit à l’origine d’1/3 des hadiths sahihs[88] alors qu’il n’a fréquenté le Prophète que 2 années et qu’Abū Bakr, compagnon de longue date et premier calife de l’Islam, n’en ait rapporté qu’une centaine.
Des chaînes de transmission infaillibles ?
La nature purement déclarative des hadiths et le caractère parfois insensé de certains récits, ont poussé le discours musulman à défendre leur légitimité. C’est ainsi que la chaîne de transmission va jouer un rôle de première importance dans la recherche de fiabilité des transmetteurs.
C’est donc près de trois siècles après la mort du Prophète que les « grands compilateurs » de hadiths vont œuvrer à partir de cette chaîne de transmission orale bien qu’elle-même soit aussi de nature purement déclarative. Parmi les recueils considérés comme sérieux par le discours musulman figurent évidemment ceux de Buḫārī et Muslim qui comptent à eux deux près de 7 000 hadiths différents, soit un récit par journée vécue par le Prophète. D’autres compilateurs viennent compléter ce premier « noyau » de hadiths : le Sunan al-Suġra d’al-Nasā’ī ainsi que ceux d’Abū Dawūd, d’al-Tirmiḏī et d’Ibn Maǧah. En comptabilisant la somme des hadiths parvenus à ce jour, on atteint un nombre dépassant le million et demi de récits.
En opérant un tour d’horizon sur l’état actuel des recherches sur le hadith, on croise des études faisant état d’un hiatus dans la transmission de certains d’entre eux. On se réfèrera notamment à celles de Juynboll Gautier[89] qui a œuvré pour un nouvelle méthodologie du recensement du hadith et de Jonathan Brown[90] qui met en lumière les causes historiques expliquant pourquoi les sunnites ont retenu Buḫārī et Muslim aux dépens d’autres traditionalistes comme Daraqutni par exemple.
Or, la méthodologie de recensement des hadiths de Buḫārī est limitée par le fait qu‘il se contentait de considérer un hadith recevable dès lors que les deux maillons de transmission avaient vécu la même époque sans s’assurer qu’ils se soient rencontrés (précaution préalable prise par Muslim). Par ailleurs, après lectures d’articles de Mohammed Hocine Benkheira, nombre de hadiths rapportés par Abu Hurayra seraient peut-être tirés de la tradition des isrā’īlliyyāt rapportée par le juif yéménite Ka‘b Aḫbār. D’où le scepticisme de nombre de musulmans face aux histoires « étranges » d'Abu Hurayra (connait-on celle du singe et de la guenon lapidés pour avoir copulé en public ?). Enfin, d’autres chercheurs ont mis le doigt sur une « mode » apparue après le 3ème siècle hégirien qui consistait à reprendre des hadiths portant sur le vécu de ‘Umar et d’Abû Bakr qu’on aurait attribués à Mu‘âwiya pour défendre sa légitimité.