ÉSOTÉRISME
Prise de vue
L’adverbe grec eisy signifie « au-dedans » : l’enseignement ésotérique (on disait aussi « acroamatique ») d’un philosophe était celui qu’il réservait à ses disciples, les leçons exotériques au contraire se trouvant suivies par un auditoire plus nombreux et varié. L’adjectif « ésotérique » s’associait ainsi à la notion de savoir « réservé », apanage d’un cercle auquel l’accès demeurait subordonné à la décision du maître. D’où l’étymologie, hardie certes, mais sans doute digne de méditation, proposée par Jean Marquès-Rivière : « Le mot ésotérisme vient du grec e´isyj´ey (eisôthéô, je fais entrer). » Si nombre de philosophes grecs donnaient (ce fut le cas d’Aristote) des cours réservés sans pour cela se poser en instructeurs occultes ou en maîtres spirituels, il est indéniable que l’adjectif « ésotérique » et le nom « ésotérisme » ont tendu, irrésistiblement, à s’associer étroitement à l’idée de secret au sens d’« occulte » que peut prendre l’épithète. Le néo-platonicien Plutarque, dans son traité Isis et Osiris, écrivait, entérinant un usage verbal qui lui était déjà bien antérieur (chez les pythagoriciens notamment) : « Il existe une doctrine qui se rattache à la plus haute antiquité et qui, des fondateurs de connaissances sacrées et des législateurs, est descendue jusqu’aux poètes et jusqu’aux philosophes. » Ce passage pourrait être repris de nos jours à peu près tel quel pour désigner avec précision ce qu’on entend par ésotérisme : il s’agirait d’enseignements secrets tenus pour immémoriaux et qui – demeurant toujours les mêmes à travers les adaptations historiques successives – se seraient transmis d’âge en âge, par chaînes de maîtres et de disciples. Il s’agirait donc bel et bien, selon les théoriciens et adeptes de cet ésotérisme traditionnel, d’un ensemble cohérent bien structuré, formant un édifice imposant de vérités fondamentales qui, aujourd’hui encore, s’offriraient à une redécouverte par ceux qui en sont dignes.
Après avoir clarifié cette notion d’ésotérisme, on tentera de mettre en valeur les quelques attitudes majeures de la « métaphysique traditionnelle », fort clairement précisée par René Guénon et ses disciples.
1. La vraie nature de l’ésotérisme
Le secret
C’est l’idée de secret qui frappe évidemment tout de suite l’homme se penchant sur l’ésotérisme. Le gnostique chrétien Basilide proclamait au IIe siècle de notre ère, en une formule frappante rapportée par saint Irénée (Adversus haereses, I, 24, 6) : « Bien peu de gens peuvent posséder cette connaissance, un entre mille, deux entre dix mille. » Les Upanishad de l’Inde brahmanique se qualifiaient elles-mêmes, bien auparavant, de « textes de la Doctrine secrète ». Selon le Zohar (le traité des kabbalistes juifs du Moyen Âge, traduit par Jean de Pauly), « Rabbi Siméon commença alors à parler ainsi : Le traître révèle les secrets, mais celui qui a la fidélité dans le cœur garde avec soin la parole qui lui a été confiée (Proverbes, XI, 13) [...] Le monde ne subsiste que par le secret. Si le secret est nécessaire dans les choses profanes, à plus forte raison est-il nécessaire dans le mystère des mystères de l’Ancien des temps qui n’est pas même confié aux anges supérieurs. Rabbi Siméon dit en outre : Je n’invite pas les cieux à venir m’écouter, ni la terre à m’entendre, à l’exemple de Moïse, car nous sommes les sentiers du monde [...] Heureux votre sort, ô justes, à qui le mystère des mystères est révélé, alors qu’il ne l’est pas même aux saints supérieurs. » Capitale est ici l’idée d’une transmission, d’une tradition, au sens étymologique du mot.
Ésotérisme, gnose, hermétisme
Mais qu’est-ce qui se trouve ainsi transmis ? Une connaissance grâce à laquelle l’homme parviendrait à reconstruire la métaphysique traditionnelle, une et universelle. Il importe tout de suite, pour éviter tout contresens, de préciser que ladite connaissance, dans les perspectives de l’ésotérisme traditionnel, ne constitue pas du tout une « philosophie » au sens moderne, spéculatif, « intellectuel » du mot. D’une part, cette métaphysique ne fait pas toujours l’objet d’un exposé systématique (l’initié doit alors retrouver par lui-même l’édifice doctrinal à partir de sa méditation personnelle des symboles mis en action par le rituel auquel il participe) ; mais, même quand c’est le cas, la réception, l’assimilation, la maturation intérieures des enseignements ésotériques se situeraient dans un univers idéologique sans commune mesure avec l’étude « intellectuelle » de principes philosophiques. La métaphysique dont il s’agit n’est pas un savoir verbal rationnel, mais une connaissance traditionnelle se donnant pour intégrale et salvatrice : le terme spécial de gnose (du grec gnôsis, « connaissance ») serait sans doute plus approprié. Il s’agit, en effet, pour l’ésotériste, d’acquérir une connaissance intuitive supra-rationnelle et transcendante – qui se révélerait comme une philosophia perennis, toujours identique à travers les diverses époques. Sans doute convient-il de faire ici une claire distinction entre cette gnose transcendante et les formes très diverses (orthodoxes ou hétérodoxes) sous lesquelles elle a pu se trouver éventuellement formulée et qui constituent l’ensemble si hétérogène qu’on appelle le gnosticisme. « Il serait plus exact, remarque même l’historien Eugène de Faye, de parler des gnosticismes que du gnosticisme. » Atteindre la connaissance ésotérique, c’est accéder à l’aspect intérieur, caché, des doctrines et des rites traditionnels ; ce serait donc passer de l’écorce au noyau.
Le mot hermétisme, outre l’emploi général et fort inconsistant dont il fait volontiers l’objet aujourd’hui (où l’on parle tant de poésie ou de peinture « hermétique », à tort et à travers), se trouve fréquemment utilisé comme synonyme d’ésotérisme ; mais c’est là un abus manifeste. En bonne rigueur, l’hermétisme ne constitue qu’une diversification particulière de l’ésotérisme méditerranéen : cette forme a pris la relève des ésotérismes alexandrins des premiers siècles de notre ère, qui se réclamèrent du patronage semi-divin du légendaire Hermès Trismégiste (le « trois fois grand »), forme hellénisée du dieu égyptien de la sagesse et de l’écriture : Thot . Chez beaucoup d’auteurs traditionnels, le mot « hermétisme » se trouve alors employé pour désigner l’alchimie traditionnelle occidentale.
L’ésotérisme se donne pour une connaissance traditionnelle, absolument indépendante par conséquent de toute volonté, chez ses théoriciens, d’exposer leurs propres idées philosophiques. René Guénon (Orient et Occident) le précisait bien : « Une tradition n’est pas une chose qui peut s’inventer ou se créer artificiellement ; en rassemblant tant bien que mal des éléments empruntés à des doctrines diverses, on ne constituera jamais qu’une pseudo-tradition sans valeur et sans portée, et ce sont là des fantaisies qu’il convient de laisser aux occultistes et aux théosophistes. » C’est l’une des raisons majeures pour lesquelles l’ésotérisme traditionnel contemporain s’est opposé avec une telle vigueur aux nombreuses tentatives arbitraires de théosophes, spirites et « néo-spiritualistes » contemporains. L’ésotérisme procède non pas par syncrétisme mais par synthèse unificatrice. Dans son Symbolisme de la croix, Guénon constate : « La synthèse [...] s’effectue essentiellement du dedans ; nous voulons dire par là qu’elle consiste proprement à envisager les choses dans l’unité de leur principe même, et à les unir ainsi, ou plutôt à prendre conscience de leur union réelle en vertu d’un lien tout intérieur, inhérente à ce qu’il y a de plus profond dans leur nature. »
L’ésotérisme et les religions
Il serait tout à fait absurde, dans une telle perspective traditionnelle, de prétendre puiser librement dans les diverses formes religieuses pour se constituer un nouveau système « occulte ». En un passage très important des Aperçus sur l’initiation, Guénon précise : « Les formes traditionnelles peuvent être comparées à des voies qui conduisent toutes à un même but, mais qui, en tant que voies, n’en sont pas moins distinctes ; il est évident qu’on n’en peut suivre plusieurs à la fois, et que, lorsqu’on s’est engagé dans l’une d’elles, il convient de la suivre jusqu’au bout et sans s’en écarter, car vouloir passer de l’une à l’autre serait bien le meilleur moyen de ne pas avancer en réalité, sinon même de risquer à s’égarer tout à fait. Il n’y a que celui qui est parvenu au terme qui, par là même, domine toutes les voies et cela parce qu’il n’a plus à les suivre ; il pourra donc, s’il y a lieu, pratiquer indistinctement toutes les formes, mais précisément parce qu’il les a dépassées et que, pour lui, elles sont désormais unifiées dans leur principe commun. »
La situation traditionnelle normale est celle-ci : dans chaque civilisation, il devrait y avoir, selon les pays et selon les époques, un exotérisme spirituel accessible aux masses et, toujours greffé sur celui-ci, l’ésotérisme traditionnel, lequel ne serait pas plus « opposé » aux formes, croyances, rites extérieurs que le noyau ne l’est au fruit qui l’enveloppe. C’est seulement à l’époque contemporaine qu’on a vu apparaître, dans la seule civilisation occidentale, les tendances « occultes » qui se posent en adversaires des croyances et pratiques religieuses exotériques : aux yeux de Guénon et de tous les théoriciens traditionnels de l’ésotérisme, une telle perspective ne pouvait être considérée que comme aberrante. Les livres sacrés, autant que les traditions orales orthodoxes de tous les peuples, de toutes les époques passées, contiennent toujours leur noyau intérieur de vérités cachées, qu’il appartient donc à l’ésotérisme de mettre en valeur : partout, à toutes les époques, on retrouverait les mêmes attitudes fondamentales, la même Tradition (avec un grand T) primordiale, celle-ci transcendant les formes si diverses manifestées au cours des âges pour adapter cet héritage originel aux époques, aux races, aux civilisations, aux religions diverses. Telle est la caractéristique majeure de l’ésotérisme par rapport aux diverses formes religieuses exotériques : chacune d’elles est parfaitement légitime ; mais la Tradition primordiale leur est toujours supérieure, comme la lumière blanche intègre, sans les détruire, les sept couleurs du spectre.
Il conviendrait de faire remarquer d’autre part que, si l’existence de rites sacrés est une constante universelle de l’humanité, toutes les formes spirituelles exotériques ne méritent pas, en bonne logique et stricto sensu, le qualificatif de « religions ». Paul Sérant note à ce propos : « C’est donc improprement que l’on parle de religions orientales ; la religion est un terme qui, en dehors du judaïsme et du christianisme, ne peut convenir qu’à l’islamisme, ou plus exactement à la partie sociale et extérieure de ce dernier. »
Les adversaires religieux de l’ésotérisme contemporain se sont volontiers appuyés, pour tenter de le réfuter, sur le caractère à leurs yeux si spécial, si résolument nouveau de la révélation chrétienne. Tel le point de vue d’un jésuite, le P. Beirnaert : « Avec le christianisme, une nouveauté absolue fait son apparition ; le divin n’est pas cosmique, c’est une personne, un amour transcendant qui se révèle en Jésus-Christ, en qui habite la plénitude de la divinité et qui par lui se communique à l’homme même. »
Les théoriciens de l’ésotérisme instaurent une différence radicale entre celui-ci et le mysticisme : dans l’expérience mystique, le Divin « descend » en l’homme, alors que, dans la voie initiatique, toute l’initiative viendrait des efforts de l’homme ; le mystique serait donc passif, l’initié actif. D’ordinaire, les états mystiques conduisent, selon les théoriciens de l’ésotérisme, à une réalisation spirituelle limitée, sauf dans des cas exceptionnels, comme celui de saint Bernard : « Ce que les philosophes s’efforcent d’atteindre par une voie détournée et comme par tâtonnement, il y parvenait immédiatement, par l’intuition intellectuelle sans laquelle nulle métaphysique réelle n’est possible et hors de laquelle on ne peut saisir qu’une ombre de la vérité » (Guénon, Saint Bernard).
Ésotérisme, occultisme, théosophie
C’est par un grave abus de langage que les mots « ésotérisme » et « occultisme » se trouvent si volontiers confondus de nos jours. Occultisme est un néologisme, forgé au début du XIXe siècle par Éliphas Lévi (de son vrai nom Alphonse-Louis Constant). Comment définir la différence majeure entre les deux termes ? Qui dit ésotérisme sous-entendrait ipso facto l’indissociable complémentarité des formes « exotériques » traditionnelles et des vérités profondes qui prennent appui sur celles-ci ; l’occultisme se pose, au contraire, comme une sorte de totale « laïcisation » de l’occulte, comme une révélation des grands secrets indépendamment de tout rattachement traditionnel valable, ou même en jugeant nuisible celui-ci. Dès l’article qu’il fit paraître en 1909 dans l’éphémère revue La Gnose, Guénon considérait l’attitude « occultiste » comme révélatrice d’un matérialisme inavoué, et même inaperçu de ses fervents : « Le tort de la plupart de ces doctrines soit-disant spiritualistes, c’est de n’être que du matérialisme transposé sur un autre plan et de vouloir appliquer au domaine de l’esprit les méthodes que la science ordinaire emploie pour étudier le monde hylique (celui de la matière). Ces méthodes expérimentales ne feront jamais connaître autre chose que de simples phénomènes, sur lesquels il est impossible d’édifier une théorie métaphysique quelconque, car un principe universel ne peut pas s’inférer de faits particuliers. D’ailleurs, la prétention d’acquérir la connaissance du monde spirituel par des moyens matériels est évidemment absurde ; cette connaissance, c’est en nous-même seulement que nous pouvons en trouver les principes, et non pas dans les objets extérieurs. »
Guénon, ainsi que ses disciples, s’en prend tout spécialement au spiritisme, ainsi qu’au « théosophisme », expression forgée par lui pour désigner les enseignements de Mme Blavatsky (1831-1891). Il y voit « un mélange confus de néo-platonisme, de gnosticisme, de kabbale judaïque, d’hermétisme et d’occultisme, le tout groupé tant bien que mal autour de deux ou trois idées qui, qu’on le veuille ou non, sont d’origine toute moderne et purement occidentale ». Guénon distingue ces enseignements « théosophiques » des révélations de l’ancienne théosophie, celle qui, musulmane ou chrétienne, se trouvait fermement rattachée aux formes religieuses traditionnelles dont elle visait à révéler le noyau, le cœur. On trouve une illustration de la véritable attitude théosophique, telle qu’elle est reconnue par la « métaphysique traditionnelle », tout au début du premier paragraphe d’un traité musulman, Le Livre des sources : « Gloire à Dieu dont la sacro-sainteté transcende toutes les qualifications de ce que l’instauration primordiale (ibda) a produit à l’être ; qui reste au-delà des caractérisations tombant au pouvoir des mots et de l’audition ; qui surpasse par l’absurdité de son unité toute représentation qui le saisisse ; qui par la puissance de son verbe reste au-delà de toute typification qui le définisse et le décrive. »
Sur un manuscrit du Sci vias de sainte Hildegarde de Bingen, datant de la fin du XIIe siècle, une miniature représente l’illumination de la moniale bénédictine sous la forme de cinq flammes qui tombent sur sa tête ; l’illustrateur désigne ainsi ce qu’il a voulu montrer : « la splendeur du feu qui vint du ciel ouvert pénétrer son cerveau et embraser son cœur ». L’ésotérisme non seulement admet, mais suppose l’établissement par la connaissance d’un tel lien concret de l’âme avec le Divin. Il s’agirait donc bien de l’acquisition d’une théosophie, au sens étymologique du terme, d’une « science de Dieu » (theos-sophia).
2. Postulats et structures de la « métaphysique traditionnelle »
René Guénon, codificateur de l’ésotérisme doctrinal
Si l’ésotérisme lui-même apparaît comme un ensemble d’attitudes dont l’historique nous ferait remonter, en fait, très loin dans le temps, c’est au philosophe français René Guénon (1886-1951) qu’on doit une codification méthodique et précise de ses principes directeurs et de son champ d’application, grâce à un effort acharné pour distinguer la « métaphysique traditionnelle » de ce qu’on aurait eu que trop tendance à confondre avec elle. René Guénon, né à Blois, d’une famille de bonne bourgeoisie catholique, avait commencé par faire des études universitaires de mathématiques, mais pour les interrompre deux ans plus tard afin de se consacrer désormais aux recherches spirituelles. Il est d’abord tenté, tout jeune, par l’ordre martiniste de Papus, par l’Église gnostique « ressuscitée » grâce à Fabre des Essarts, par une organisation qui se réclamait de la survivance secrète de l’ordre du Temple. Mais, vite déçu par l’« occultisme » du Paris de la Belle Époque, il se lie d’amitié avec les représentants de trois formes de l’ésotérisme traditionnel : Louis Champrenaud, Parisien converti à l’islam (sous le nom d’Abdul Haqq) ; Albert de Pouvourville, qui, lors d’un séjour prolongé au Tonkin, avait reçu l’initiation taoïste (et pris alors le nom spirituel de Matgioï, sous lequel il publiera ses ouvrages et articles) ; enfin, des hindous adeptes de la philosophie vedantine et dont l’identité n’a pas encore été révélée.
L’an 1329 de l’hégire (c’est-à-dire 1912 du calendrier chrétien), Guénon reçoit l’initiation soufie, d’un instructeur nord-africain, le cheikh Abder-Rahman Elish el-Kebir el-Alim el-Malki el-Maghribi. En 1912 également, René Guénon adhère à la loge maçonnique Thebah, l’un des ateliers les plus traditionalistes rattachés à la Grande Loge de France. Peu après la guerre de 1914-1918, Guénon aura aussi des contacts avec L. Charbonneau-Lassay, auteur du Bestiaire du Christ et sans doute membre d’un groupe très fermé qui se réclamait d’un ésotérisme catholique. En 1925, P. Chacornac confie à Guénon la direction de la revue Le Voile d’Isis qui, complètement transformée selon les perspectives traditionalistes, deviendra en 1935 les Études traditionnelles. Le 20 février 1930, Guénon s’installe au Caire où, jusqu’à sa mort, il vivra l’existence simple et réglée d’un musulman dévot, tout en maintenant de constants rapports épistolaires avec Paris et bien des pays du monde.
La tradition et les traditions
Luc Benoist donne une définition précise de la tradition, telle du moins que l’entend l’ésotérisme : « La tradition est la transmission d’un ensemble de moyens consacrés qui facilitent la prise de conscience de principes immanents d’ordre universel, puisque l’homme ne s’est pas donné à lui-même ses raisons de vivre. L’idée la plus proche, la plus capable d’évoquer ce que le mot signifie, serait celle d’une filiation spirituelle de maître à disciple, d’une influence formatrice analogue à la vocation ou à l’inspiration, aussi consubstantielle que l’hérédité au corps. »
Dans l’étymologie même du mot tradition, il y a cette idée de « transmission » : c’est là un principe à ne jamais perdre de vue. Pour l’ésotérisme traditionnel, la possibilité d’une recherche individuelle et totalement libre de la vérité n’aurait aucun sens ; les révélations traditionnelles sont transmises, cette transmission pouvant être orale, écrite, rituelle ; elles doivent être reçues sans modification. Les grandes formes traditionnelles, elles-mêmes susceptibles de nombreuses adaptations et diversifications, sont en nombre limité : la tradition chinoise (dont le taoïsme est l’aspect secret), l’hindouisme, le bouddhisme, le judaïsme, le christianisme, l’islam. Encore faut-il préciser qu’un double regroupement s’imposerait : le bouddhisme apparut au sein de la tradition hindoue ; quant aux trois « religions du Livre » (celles des juifs, des chrétiens, des musulmans), elles doivent être considérées comme les trois ramifications d’un tronc commun, que Guénon appelle fort justement « abrahamique ». On sait d’ailleurs comment Jérusalem est cité sainte aussi bien pour le judaïsme (le temple de Salomon s’y éleva) que pour les chrétiens (à cause de la passion de Jésus-Christ) et pour l’islam (c’est sur le site de l’actuelle mosquée d’Omar , elle-même construite à l’emplacement du Temple, que Mahomet eut sa grande illumination céleste).
Ces grandes traditions sont loin d’être les seules. On peut encore mentionner l’ésotérisme de diverses sociétés africaines traditionnelles, le chamanisme sibérien, les traditions des « Peaux-Rouges » et même les traditions disparues ou tombées en sommeil, par exemple les mystères de l’Antiquité « païenne » classique ; mais il est légitime de considérer les formes traditionnelles comme étant les principales.
Si elles convergent toutes vers le même noyau central de vérités fondamentales, les mêmes partout et toujours, on retrouve – sauf dans les conditions anormales qui ont prévalu dans le monde moderne – la nécessité d’une préalable et complète intégration à l’exotérisme d’une tradition, avant de pouvoir espérer accéder à l’ésotérisme qu’elle encercle.
Contrairement à ce que laisserait supposer l’histoire extérieure, si riche en affrontements spirituels, voire en conflits religieux, l’étude approfondie des traditions sacrées nous mettrait à même de nous rendre compte de leur foncier accord. L’image traditionnelle de l’ascension de la montagne serait tout à fait appropriée : les chemins par lesquels on peut la gravir sont différents certes, mais tous se rejoignent au sommet. Les chemins au flanc de la montagne, ce sont les voies diverses, les différents itinéraires spirituels (appropriés aux sociétés, aux pays, aux époques historiques) ; le sommet, où tout se réunit, c’est la Tradition, source originelle des traditions diverses, chacune de celles-ci se trouvant forcément rejoindre l’origine commune, tout au moins pour les êtres capables d’accéder aux voies ésotériques.
René Guénon a fort bien développé aussi la notion du centre primordial, symbolisé, entre autres représentations traditionnelles, par le « Paradis terrestre » d’où toutes les traditions découleraient. Ainsi s’explique encore chez lui l’idée (cf. son livre Le Roi du monde) de l’existence effective d’un « souverain » de toutes les traditions sacrées.
Si le « syncrétisme » est un phénomène moderne, l’existence de contacts entre différentes formes traditionnelles apparaît comme une réalité indéniable. Dans son ouvrage Cimes et lamas, M. Pallis – un disciple italien de Guénon, converti au bouddhisme lamaïque lors d’un séjour prolongé au Tibet – pouvait ainsi remarquer : « Le fait que certains enseignements métaphysiques de la tradition tibétaine soient d’origine hindoue ne les affaiblit en rien. La faculté de puiser à toutes les sources, quelles qu’elles soient, pour illustrer la Doctrine, et de fondre à son usage les éléments les plus inattendus, est le « signe » même de la catholicité (au sens étymologique du mot : « universalité ») qui unit toutes les traditions authentiques. Si éloignés que leurs points de vue puissent paraître, il existe, sous des différences qui peuvent sembler inconciliables, une seule et même connaissance métaphysique qui revêt tantôt l’une tantôt l’autre forme suivant ses buts immédiats, sans perdre pour cela une parcelle de sa réalité ou de son autorité. »
Pour revenir à l’Europe occidentale, ce n’est pas du tout « par hasard » si nombre de hauts lieux chrétiens (le Mont-Saint-Michel, Chartres, etc.) avaient été, bien longtemps auparavant, des sites « païens » tout spécialement vénérés.
L’école traditionaliste guénonienne s’est livrée à des recherches comparatives très approfondies, visant à mettre en valeur cette convergence – partout et toujours – des formes traditionnelles. Ces patients efforts n’ont pas manqué d’attirer l’attention de philosophes, d’historiens des religions, d’ethnologues comme P. Gordon et J. Servier.
L’une des erreurs les plus graves serait de concevoir l’ésotérisme comme une série de doctrines philosophiques purement spéculatives sur le monde, l’homme et la Divinité. Jean Reyor précise, dans un article de la revue Le Symbolisme : « L’ésotérisme de toutes les traditions comprend, outre une doctrine métaphysique et cosmologique, toute une hiérarchie de sciences traditionnelles qui sont des applications de la doctrine à divers domaines et dont certaines fournissent les supports et les moyens techniques de la réalisation spirituelle. »
Comme le domaine de la métaphysique traditionnelle touche aux vérités supra-humaines, transcendantes donc par nature à toute formulation verbale et discursive, une seule possibilité se trouve ouverte pour les atteindre : le maniement des symboles. Dans ses Aperçus sur l’initiation, Guénon précise : « L’enseignement concernant l’inexprimable ne peut évidemment que le suggérer à l’aide d’images appropriées, qui seront comme les supports de la contemplation [...] Cela revient à dire qu’un tel enseignement prend nécessairement la forme symbolique. » Les symboles permettent ainsi de rendre concrètes, sensibles, perceptibles, des vérités transcendantes que le langage serait incapable de formuler. Grâce à la « science sacrée », l’ésotérisme devient à même de dégager la réalité spirituelle sous-jacente aux symboles. Chacun de nous connaît les mythes, contes et légendes traditionnels (ne serait-ce que l’ensemble recueilli au XVIIe siècle en France par Perrault) : leurs héros, les épisodes des récits qui les mettent en scène sont autant de symboles vivants, qui voilent des vérités initiatiques dont la formulation verbale serait impossible par nature. Le symbolisme se prêtant si admirablement à la transcription imagée, on comprend son rôle majeur dans l’art traditionnel. Il suffit de citer d’abord les figures orientales de méditation destinées à permettre l’appréhension intuitive de la structure archétypique du monde surnaturel (dans le tantrisme, on nomme ces figures yantra et mandala). On en retrouverait l’équivalent en Occident avec les splendides roses de nos cathédrales gothiques : il s’agit, dans une perspective ésotérique, de supports concrets pour la méditation ; le spectateur initié parcourait tour à tour les divers stades (symbolisés par les motifs successifs du pourtour) d’une contemplation dirigée, dont le point culminant était la Vierge (figure centrale de la rose). Dans les traités d’alchimie de la Renaissance, on trouve aussi des figures complexes (comme celles de l’Amphitheatrum de Khunrath) qu’on pourrait considérer sans nul doute comme de véritables yantra et mandala hermétiques.
Quant aux rites traditionnels, ils se révéleraient comme essentiellement destinés à mettre en action les symboles détenus par telle ou telle tradition ; d’où l’importance des rythmes dans tous les gestes traditionnels (du métier, de la famille, etc.).
Dans certaines voies initiatiques, des « pouvoirs » apparaissent chez l’initié, qui correspondent tout naturellement à telle ou telle étape précise d’une réalisation intérieure. Mais il serait irrégulier de rechercher lesdits pouvoirs pour eux-mêmes, comme on le fait dans diverses formes de l’occultisme contemporain.
Les sociétés traditionnelles face au monde moderne
L’ésotérisme doctrinal, tel qu’on le trouve exposé par Guénon et ses disciples, considère la société contemporaine comme radicalement aberrante par rapport aux normes traditionnelles qui régissent (et doivent toujours régir) la vie collective. L’un des livres de Guénon, consacré à une analyse implacable du monde moderne, porte le titre : Le Règne de la quantité et les signes des temps. Dans ce monde, en effet, les impératifs quantitatifs ont sans cesse davantage pris le pas sur la qualité, Guénon, par ailleurs, n’hésite pas à proclamer : « Toutes les supériorités dont se targuent les Occidentaux sont purement imaginaires, à l’exception de la seule supériorité matérielle » (Orient et Occident). Le règne de la quantité ne pouvait avoir pour conséquence que le machinisme de plus en plus exacerbé. Et, dans La Crise du monde moderne, il poursuit : « Non seulement, ils [les hommes] ont borné leurs ambitions intellectuelles, s’il est encore permis de se servir de ce mot en pareil cas, à inventer et à construire des machines, mais ils ont fini par devenir véritablement machines eux-mêmes. »
La civilisation occidentale se caractérise, dans ces perspectives, par la destruction de tous les facteurs spirituels et sociaux de cohérence collective : l’individu devient une unité complètement déracinée, impersonnalisée, interchangeable, sans rattachement, pion passif manié sur l’échiquier. Guénon dénonce aussi, dans la civilisation moderne, un frénétique besoin d’action et aussi son sentimentalisme, qui n’est d’ailleurs qu’un masque superficiel recouvrant une inhumanité croissante.
Les disciples actuels de Guénon remarquent que la distinction entre l’« Orient » et l’« Occident », qui avait encore quelque sens dans les années trente, ne correspondrait plus du tout à la réalité ; plus précisément, c’est l’« Occident » qui triomphe partout désormais, ce qu’on appelle « réveil de l’Asie et de l’Afrique » s’étant fait, en réalité, au nom d’idéologies spécifiquement occidentales (qu’elles soient conservatrices ou révolutionnaires).
Adversaire déterminé de toutes les formes modernes de croyance au progrès futur indéfini, l’ésotérisme guénonien aurait semblé destiné (comme jadis la pensée de Joseph de Maistre) à prendre un tour politique franchement « réactionnaire ». Il n’en fut rien, et Guénon ne tarda pas, après des premiers rapports assez cordiaux, à se brouiller avec Charles Maurras et les hommes de l’Action française. Aux yeux de l’ésotérisme guénonien, « militer » (fût-ce pour une politique traditionaliste) constitue une attitude typiquement « moderne » à éviter soigneusement. L’auteur d’Orient et Occident écrit, s’interrogeant sur le problème de la reconstitution d’une véritable élite traditionnelle : « L’élite n’a pas à se mêler à des luttes qui, quelle qu’en soit l’importance, sont forcément étrangères à son domaine propre ; son rôle social ne peut être qu’indirect mais il n’en est que plus efficace, car pour diriger vraiment ce qui se meut, il ne faut pas être entraîné soi-même dans le mouvement. » L’unique moyen donc de construire l’Arche ? L’entrée des seuls hommes qualifiés pour former cette véritable élite dans les rares ordres initiatiques qui demeurent encore capables, dans le monde actuel, de leur permettre l’accès effectif à l’ésotérisme – et en faisant en sorte que celui-ci puisse retrouver enfin son articulation normale avec l’exotérisme religieux qui devrait toujours, normalement, en être le support. L’existence d’un ésotérisme affranchi de tout rattachement exotérique préalable, c’est un peu, aux yeux de Guénon, comme un édifice qui ne reposerait plus sur des fondations.
Quels sont donc les critères qui permettraient de déterminer la nature traditionnelle d’une civilisation ? Guénon répond : « Ce que nous appelons une civilisation traditionnelle, c’est une civilisation qui repose sur des principes au vrai sens de ce mot, c’est-à-dire où l’ordre intellectuel domine tous les autres, où tout en procède directement ou indirectement, et, qu’il s’agisse de sciences ou d’institutions sociales, n’est en définitive qu’applications contingentes, secondaires et subordonnées, des vérités purement intellectuelles. » Sans doute conviendrait-il de remplacer dans ce texte l’épithète « intellectuel » – qui peut prêter à confusion en vertu de son sens moderne – par « spirituel », qui est ici un terme plus exact.
Le propre de toute société traditionnelle, c’est de reposer sur des structures hiérarchiques, mais dans lesquelles les diverses activités humaines n’entreraient pas en conflit les unes avec les autres. L’ésotérisme traditionnel s’oppose aux distinctions modernes entre « manuels » et « intellectuels », entre « travailleurs » et « artistes ». Benoist remarque dans Le Compagnonnage et les métiers : « Il [l’homme] a pensé en travaillant avec ses mains. Un système de philosophie n’est pas plus noble qu’un problème de mécanique, puisque raisonner c’est placer dans un ordre logique les mots de métier. » Aux yeux de l’ésotérisme guénonien, une société bien réglée devrait être celle où l’accès à telle ou telle fonction humaine se trouve soumis à des principes traditionnels très précis. D’où la légitimité du système des castes, dont on retrouverait l’analogue, sous une forme plus ou moins complexe ou assouplie, dans toutes les diverses sociétés traditionnelles.
Si ce système des castes n’est connu aujourd’hui que dans des formules décadentes et sclérosées, qui assurent d’abord la sauvegarde héréditaire des privilèges sociaux de personnages médiocres, sa forme parfaite correspondrait bel et bien – selon Guénon et ses disciples – à la pyramide sociale idéale, telle qu’on la trouvait dans l’Inde : l’autorité spirituelle (brahmanes), les fonctions militaires ou judiciaires (kshatriyas, « guerriers »), les fonctions financières et commerciales (vaishas), les travailleurs manuels (shudras) – chacune des castes ayant ses propres organisations initiatiques et celles-ci étant capables de fournir à leurs membres tous les moyens d’une réalisation spirituelle valable. Il est d’ailleurs symptomatique que l’ésotérisme ait subsisté, dans l’Occident moderne, au sein des organisations initiatiques apparues chez des travailleurs manuels : le compagnonnage ouvrier ; la franc-maçonnerie qui, avant de devenir « spéculative », groupait, au Moyen Âge, les tailleurs de pierre et les architectes. L’étude des organisations initiatiques attesterait aussi, d’ailleurs, les interférences entre filiations provenant des apports de « castes » diverses ; en maçonnerie on trouve ainsi, non seulement les outils rituels des constructeurs (équerre, compas, niveau), mais des éléments empruntés sans nul doute au symbolisme chevaleresque (épées) et aussi des apports « sacerdotaux » (triangle divin).
L’initiation, apanage des sociétés secrètes traditionnelles
Luc Benoist remarque : « Nous dirions volontiers et vulgairement que l’intronisation initiatique est comparable à un billet d’entrée qui ouvrirait à l’aspirant la porte de l’organisation et du groupe dispensateur de cette initiation, et qui lui permettrait d’utiliser la puissance d’émulation psychique et de connaissance spirituelle que ce groupe représente par son ancienneté et son importance. » En fait, parler d’initiation, c’est supposer trois choses qui s’impliquent l’une l’autre : l’existence chez le candidat des aptitudes, des qualifications sans lesquelles l’homme ne pourrait être un vrai initiable ; la transmission d’une influence spirituelle, ce qui ne peut se faire que par des rites appropriés et à condition que les initiateurs détiennent un héritage rituel valable ; le travail intérieur que l’initié accomplira sur lui-même et sans lequel l’initiation rituelle demeurerait toute formelle, inopérante.
À ces trois conditions seulement, l’initié pourra, bénéficiant d’une atteinte effective de l’intuition transcendante, effectuer une authentique réalisation spirituelle. En simplifiant beaucoup, on pourrait dire que l’initiation est essentiellement destinée à fournir les « techniques » grâce auxquelles l’homme pourra, purifiant et « transmuant » son être, accéder à la connaissance libératrice. Prenant appui sur les apparences (puisque les rites initiatiques ont certes leur aspect objectif), mais faisant découvrir « derrière » quelque chose de caché, l’initiation se présente donc, dans les perspectives de l’ésotérisme traditionnel, comme l’instrument efficace d’une réintégration effective. « Assurément, remarque Jean Reyor, l’ésotériste n’est pas satisfait de la condition humaine déchue puisqu’il aspire à en sortir, mais son insatisfaction est exclusive de toute angoisse et de toute révolte. » Aux yeux de l’ésotériste, toute voie initiatique qui aurait pour effet de développer l’angoisse, l’hyperémotivité, le déséquilibre affectif révèle par là même sa nature imparfaite ou perverse (car la « contre-initiation » existe) : les formes traditionnelles d’initiation visent, au contraire, à faire progresser l’adepte vers l’état d’équilibre, d’harmonie, de sérénité intérieure si bien caractérisé par l’expression rosicrucienne de « Paix profonde ».
Cycles terrestres
Les perspectives de l’ésotérisme traditionnel se situent à l’opposé de l’omniprésente croyance moderne en un progrès indéfini de l’humanité. D’une part, l’Âge d’or se situe, pour elles, au commencement et non pas à la fin du processus : les choses vont de mal en pis, et l’homme d’aujourd’hui se trouve vivre dans la période terminale (la plus sombre) de l’« Âge noir » (Kali Yuga en terminologie sanskrite ; c’est l’« Âge de fer » de la mythologie grecque). D’autre part, le monde ne parcourt pas un itinéraire « linéaire » inexorable et sans recours : il y a succession de cycles terrestres ; d’où l’importance de cette science traditionnelle qu’est l’astrologie, qui fut « science des cycles et du temps qualifié » bien avant de devenir une méthode pour prédire les destinées individuelles. On remarquera que, dans cette perspective, la dernière étape d’un cycle, la plus terrible (le point culminant de l’Âge noir), se trouvera coexister en fait avec le début du cycle qui suivra. Dans Autorité spirituelle et pouvoir temporel, Guénon remarque : « Qu’on se rapporte d’ailleurs à l’Apocalypse et l’on verra que c’est à l’extrême limite du désordre, allant jusqu’à l’apparent anéantissement du monde extérieur, que doit se produire l’avènement de la Jérusalem céleste qui sera, pour une nouvelle période de l’histoire de l’humanité, l’analogue de ce que fut le Paradis terrestre pour celle qui se terminera à ce moment même. » C’est alors que les ténèbres de la Nuit obscure se révèlent les plus épaisses que se lèvera enfin l’Aube dorée du nouveau cycle.
Réalisation spirituelle et délivrance
La libération que peut espérer atteindre l’initié évoque l’idée de « salut » (pour parler le langage religieux). Il convient alors d’examiner la manière dont l’ésotérisme conçoit la possibilité d’atteindre le « salut » effectif et définitif.
L’état humain n’apparaîtrait lui-même que comme l’une des formes innombrables de l’existence, que comme l’un des états multiples de l’être (pour reprendre le titre de l’un des livres de Guénon) ; les créatures parcourent incessamment la succession sempiternelle de ces états, que les bouddhistes tibétains ont si bien symbolisés par la figure d’une roue.
Quant à l’homme, il importerait, aux yeux de l’ésotérisme traditionnel, de faire une distinction entre son Soi divin, nullement affecté par ses mutations externes, et les éléments mortels qui (ceux qui sont psychiques comme les matériels) « transmigrent » d’une existence à une autre. Guénon s’était tout spécialement attaché à réfuter les idées occidentales courantes sur la réincarnation. « Il est bien entendu, précisait-il, dans L’Erreur spirite, que lorsqu’on parle de réincarnation cela veut dire que l’être qui a déjà été incorporé reprend un nouveau corps, c’est-à-dire qu’il revient à l’état par lequel il est déjà passé ; d’autre part, on admet que cela concerne l’être réel et complet et non pas simplement des éléments, plus ou moins importants, qui ont pu entrer dans sa constitution à un titre quelconque. » Indéniablement, Guénon et ses disciples adoptaient, en ce qui concerne le problème de la transmigration, une doctrine semblable à l’enseignement de la métaphysique bouddhiste traditionnelle : ce qui passe ou « transmigre » d’un corps à un autre, ce sont les agrégats psychiques associés au cours de l’existence corporelle qui vient de se terminer.
Au-delà de l’état humain se situeraient, selon l’ésotérisme traditionnel, des formes d’existence radicalement différentes. Mais comment l’initié pourrait-il espérer accomplir sa libération, son accès au « Milieu » immobile de la Roue « cosmique » ? Il serait commode – Guénon et ses disciples l’on fait – de reprendre aux Mystères d’Éleusis la tripartition (qui vaut pour toutes les formes initiatiques) des « Petits Mystères », des « Grands Mystères » et de l’Adeptat.
Par les « Petits Mystères », l’initié acquiert la maîtrise harmonieuse de l’état humain qui, réintégré, redevient capable d’utiliser au mieux toutes ses possibilités. Au second stade, celui des « Grands Mystères » – qui dans la maçonnerie correspondraient au symbolisme des hauts grades –, l’initié deviendrait capable (virtuellement tout au moins) d’agir aux niveaux d’existence « célestes », supra-humains. Quant à l’Adeptat (au sens strict du terme), ce serait l’atteinte effective de l’état inconditionné, où l’être se trouverait désormais affranchi de toutes les limites spatio-temporelles. Guénon propose ici le commentaire suivant (L’Homme et son devenir selon le Vedanta) : « L’être n’est point absorbé en obtenant la Délivrance, bien que cela puisse sembler ainsi du point de vue de la manifestation, pour laquelle la transformation apparaît comme une destruction ; si l’on se place dans la réalité absolue, qui seule demeure pour lui, il est au contraire dilaté au-delà de toute limite [...] puisqu’il a effectivement réalisé la plénitude de ses possibilités. »