CONSTANTIN LE GRAND 285 env.-337
Prise de vue
Plus que tout autre peut-être, ce règne fait époque : en se convertissant, à partir de 312, et en donnant à l’Église une place dans de nouvelles structures, Constantin est le créateur de l’empire chrétien, et en ce sens, il se montre plus révolutionnaire qu’Auguste. En rétablissant l’unité après la tétrarchie, et en fondant sur le christianisme une nouvelle idéologie, celle de l’empereur par la grâce de Dieu, il inaugure l’Empire byzantin, auquel il donne sa capitale, Constantinople, la « nouvelle Rome ».
La documentation est abondante. Si les sources littéraires, païennes (panégyristes et historiens) et chrétiennes (Eusèbe de Césarée avant tout), ont suscité des discussions (Vita Constantini d’Eusèbe), par leurs divergences mêmes elles offrent à la recherche de vastes perspectives. Les sources numismatiques ont un intérêt économique et idéologique (légendes, portraits et symboles figurés). Enfin le Code théodosien, compilé au début du Ve siècle, est une source juridique de premier ordre.
1. La carrière politique
Flavius Valerius Constantinus, né à Naissus entre 280 et 285, est le fils de Constance Ier (dit Chlore) et de sa concubine Hélène. Durant la tétrarchie, Constance étant en Occident le césar de Maximien, Constantin vécut près de Dioclétien, à Nicomédie, entra dans l’armée et resta auprès de Galère jusqu’après 305. Son père, devenu auguste de l’Occident, peu avant sa mort, l’appela en Bretagne, et il y fut à son tour proclamé auguste par les soldats en 306. Il s’engagea dans les compétitions des années 306-310, tout en menant sur le Rhin de brillantes campagnes. Maître de la Gaule, de la Bretagne et de l’Espagne, il battit au pont Milvius, en 312, Maxence, dont l’autorité s’étendait sur l’Italie et l’Afrique, et resta seul empereur en Occident.
Après avoir scellé son alliance avec Constantin à Milan et s’être accordé avec lui sur la Lettre qui donnait aux chrétiens un statut favorable, Licinius, vainqueur de Maximin Daia, régnait seul sur le monde oriental. Après une guerre indécise, en 314, Constantin et Licinius gouvernèrent ensemble, non sans heurts, jusqu’en 324 : une seconde guerre (batailles d’Andrinople et de Chrysopolis) assura la victoire définitive de Constantin, qui rétablit à son profit l’unité de l’Empire.
En 325, il réunit le concile de Nicée et y fit définir, contre les ariens, la doctrine orthodoxe. Des intrigues de palais l’amenèrent à faire périr en 326 son fils aîné Crispus né de sa première femme Minervina, puis sa seconde femme Fausta, et le remords l’engagea plus avant dans une politique favorable au christianisme. Constantinople, fondée en 324, fut solennellement dédiée en 330. L’empereur célébra en 336 l’anniversaire de ses trente années de règne (discours d’Eusèbe sur les Trecennalia) et mourut en 337, ayant, semble-t-il, partagé depuis 335 l’Empire entre ses héritiers.
2. Défense et organisation de l’Empire
Jusqu’en 300, l’armée resta ce qu’elle était au temps de Gallien. Puis Dioclétien et Constantin la réorganisèrent en recrutant des paysans, des barbares et des fils d’anciens soldats, et en portant de 34 à 68 le nombre des légions, dont l’effectif fut réduit à 1 000 hommes. Constantin rendit définitive une disposition tactique déjà envisagée par son prédécesseur : les frontières furent couvertes par des limitanei, de valeur médiocre, tandis qu’une forte armée d’intervention était composée des meilleures troupes, comitatenses et palatini, à la disposition immédiate du prince. Les premiers furent commandés par les gouverneurs des provinces frontières (praesides), ou des chefs de secteurs (duces) ; les comitatenses par des généraux d’infanterie et de cavalerie (magistri peditum et equitum). Constantin renforça la défense des frontières (limes), notamment dans la Dobroudja, et introduisit dans l’Empire des barbares, mercenaires, colons dotés de terres, « fédérés » avec leurs chefs propres. Pour affaiblir la poussée des envahisseurs et remettre en culture des terres désertes, il osa même établir à l’intérieur de l’Empire des peuples entiers, tels les Sarmates, installés en 334, au nombre de 300 000, en Thrace, Macédoine, Italie du Nord et Gaule. Il y avait là un danger qui se révéla sous des empereurs plus faibles.
Le fils de Constance fut un guerrier et un grand entraîneur d’hommes, populaire auprès des troupes, les Gaulois surtout. Comme Constance, Constantin et son fils Crispus se consacrèrent successivement, de 293 à 321, à la défense de la Gaule contre les Francs et les Alamans. Trèves fut ainsi pendant longtemps la résidence de l’empereur, qui s’acquit par ses victoires la reconnaissance des Gaules. Sur le Danube, il lutta, à partir de 316, contre les Sarmates, pratiquement éliminés entre 332 et 334, et contre les Goths, qu’il fit massacrer ou bien convertit à l’arianisme grâce à l’action d’Ulfilas, ou qu’il introduisit dans l’Empire en leur concédant des terres. En Orient, les Perses, battus par Dioclétien et Galère en 297, redevinrent dangereux à partir de 325 environ, sous Sapor II, qui persécutait les chrétiens et cherchait une revanche en Mésopotamie et en Arménie. Constantin lui envoya, vers 330, une Lettre célèbre où il s’affirme le protecteur de tous les chrétiens du monde. Des incidents éclatent en 334, et en 337 Constantin prépare une campagne qu’il semble considérer comme une croisade, mais il meurt avant de l’avoir commencée.
Constantin fut soucieux de la majesté impériale, comme il sied à un souverain qui tient de Dieu son pouvoir. Mais les influences hellénistiques, orientales et chrétiennes vinrent dénaturer quelque peu l’héritage d’Hadrien et de Dioclétien, les plus grands de ses prédécesseurs. Sa cour, avec ses chambellans, ses dignitaires titrés et ses eunuques, annonçait celle de Byzance. Le Conseil impérial, devenu le Consistoire sacré, était formé de comites permanents que dirigeait le quaestor sacri palatii. Il avait pour « ministres » le maître des offices, chef de l’administration, de la chancellerie et maître des cérémonies, puis les grands comites financiers (comes sacrarum largitionum et comes rerum privatarum).
Les préfets du prétoire perdirent leurs compétences militaires et devinrent des administrateurs civils, chargés de vastes ressorts, regroupant plusieurs diocèses autour d’une capitale : Constantinople pour l’Orient, Milan pour l’Italie, l’Illyricum et l’Afrique, Trèves pour les Gaules et l’Espagne. Les domaines de leur activité étaient nombreux : maintien de l’ordre, juridiction (sans appel), législation, direction de la poste, des corporations et des marchés, du haut enseignement, entretien des bâtiments publics, gestion de l’annone (impôt de base, en nature), paiement des soldes et traitements, conscription. Par cette réforme révolutionnaire, qui faisait des préfets les supérieurs hiérarchiques des vicaires et des gouverneurs de province, Constantin combina la réunification de l’Empire et l’unité des pouvoirs impériaux avec une décentralisation administrative qui accéléra la séparation entre l’Occident, morcelé en deux et parfois trois préfectures, et l’Orient, sous l’autorité d’un seul préfet.
Par la création du solidus d’or, qui dura un millénaire, l’empereur favorisa l’économie et la thésaurisation des riches, sans empêcher complètement l’inflation de la monnaie courante d’argent et de cuivre. À côté de l’annone, des impôts en argent frappèrent les curiales (or coronaire), les marchands (chrysargyre) et les sénateurs (collatio glebalis). L’activité judiciaire et législative fut considérable. Passionné de justice, Constantin voulut améliorer le sort des prisonniers, des esclaves et des pauvres, mais son zèle de néophyte lui inspira contre les crimes de mœurs (adultère, débauche) d’horribles supplices. La société fut de plus en plus hiérarchisée et l’hérédité des conditions rendit plus aléatoire la promotion sociale, sauf par le fonctionnariat. En 331, une loi attacha les colons à la terre.
À la fin du IIIe siècle, la distinction tendait à s’effacer entre sénateurs et chevaliers. Depuis Constantin, la fonction de chacun déterminait sa place dans la société : les postes inférieurs et moyens conféraient le perfectissimat (ancien ordre équestre) et les postes supérieurs, de plus en plus nombreux, le clarissimat. Une différence se précisa entre l’appartenance à l’ordre sénatorial, avec des privilèges de classe (même judiciaires et fiscaux), et l’entrée effective au Sénat de Rome, ou à celui de Constantinople, réservée à une minorité de hauts fonctionnaires et dignitaires, aux descendants des vieilles familles sénatoriales (à Rome surtout), à des personnalités admises par adlectio. Constantin créa aussi des « comtes » (comites) et des patrices (les compagnons et les parents du prince), dont les noms exprimaient une notion de « fidélité » personnelle, de lien d’homme à homme, qui devait connaître plus tard une grande fortune.
3. Constantin et le christianisme
Les croyances personnelles du souverain sont très discutées. S’est-il converti à la foi chrétienne sincèrement et en connaissance de cause ? Fut-il simplement un habile politique qui se rallia par intérêt à une croyance qui à ses yeux représentait l’avenir ou assurait à un Empire réunifié une meilleure base idéologique ? En fait, la sincérité de l’empereur ne doit pas être mise en doute, car il faut le juger en fonction de l’esprit de son temps, qui ignorait l’athéisme, le rationalisme et l’indifférentisme. Tant qu’il appartint à la famille « herculienne », dont Maximien fut le premier représentant, ses convictions furent incertaines, proches sans doute du monothéisme tolérant et vague de son père. En 310, il eut à Grand, dans les Vosges, une « vision », assurément authentique pour lui, et se rallia à un culte solaire apollinien. En 312, avant la bataille du pont Milvius, il plaça sur les boucliers de ses hommes un signe mystérieux, peut-être les trois X qui lui promettaient trente ans de règne, mais que plus tard les évêques de son entourage interprétèrent comme un signe chrétien : selon A. Piganiol, Constantin était chrétien sans le savoir, et le devint pour de bon quand on l’eut persuadé qu’il l’était. D’après d’autres auteurs, il eut une seconde « vision » en 312 (que l’on rapprocha plus tard de celle de Clovis à Tolbiac) et le signe placé sur les boucliers était réellement chrétien, bien que l’on ne puisse en préciser la forme, étant donné les divergences de la tradition transmise par Lactance et Eusèbe. Quoi qu’il en soit, en 313 la Lettre de Milan garantit aux chrétiens une tolérance qui équivalait à la reconnaissance officielle de leur religion. Entre 313 et 320, tandis que Licinius se tournait contre les chrétiens, Constantin, sans répudier un déisme vague encore teinté de paganisme solaire, se rapprocha peu à peu du christianisme, sans devenir jamais théologien, si bien qu’en face des hérésies il hésita et se déjugea souvent : après avoir laissé condamner les ariens au concile de Nicée, en 325 (définition du Credo orthodoxe), il les rappela, exila Athanase, l’encombrant défenseur de la foi de Nicée, et mourut baptisé par un évêque arien. Mais il eut une haute idée de sa charge d’« évêque du dehors », c’est-à-dire d’évêque des païens, et comprit fort bien, grâce à Eusèbe, que le monothéisme chrétien serait la base idéologique de sa monarchie.
Il respecta le paganisme, encore puissant en Occident, dans les campagnes, dans l’armée, auprès de l’élite intellectuelle, et n’en condamna que certaines pratiques magiques ou immorales. En revanche, l’Église bénéficia de sa faveur, surtout après la « palinodie » qui suivit les crimes de 326 : il l’autorisa à recevoir des legs qui l’enrichirent considérablement, et accorda aux évêques une juridiction qui empiétait sur les droits de l’État. Il ne semble pas avoir prévu le danger d’une alliance entre le trône et l’autel, la difficulté de gouverner entre la tentation du « césaropapisme » et celle de la théocratie.
Constantinople fut fondée en 324, au lendemain de la victoire sur Licinius. Pourquoi une nouvelle capitale, et à cet endroit ? Constantin, comme Auguste, eut conscience de fonder un empire nouveau, et Rome ne répondait plus aux besoins de l’époque, puisque les empereurs de la tétrarchie l’avaient déjà abandonnée. Les raisons religieuses ne sont pas satisfaisantes, car au IVe siècle Rome fut à la fois la forteresse du paganisme sénatorial et la résidence de la papauté. La vieille Byzance fut préférée à Alexandrie et à Antioche, parce qu’elle était, dans sa décadence, plus facile à remodeler, que sa situation stratégique en face des Barbares était meilleure, et surtout parce qu’elle était le point de contact entre l’Orient en plein essor et l’Occident : l’ancienne voie méditerranéenne était alors supplantée par la route continentale qui, de la Manche à la mer Noire, traversait l’Europe civilisée, au contact du monde barbare. Mais cette décision donna à l’Orient la capitale qui lui manquait jusqu’ici et prépara la naissance de l’Empire byzantin.