Jean Soler : "Les athées sont plus intelligents que les croyants"
Auteur de "Dieu et moi", l'historien, critique vis-à-vis des religions monothéistes, déplore que les non-croyants soient occultés par les médias. Interview.
Agrégé de lettres classiques et diplomate culturel, Jean Soler a commencé à s'intéresser aux fondements du monothéisme lors de son séjour en Israël à la fin des années 1960. En 2012, la publication de Qui est Dieu ?, qui synthétise ses travaux, a déclenché une vive polémique à la suite de cet éloge enthousiaste que lui a consacré Michel Onfray dans Le Point. On reprocha alors à Jean Soler (et à Onfray) de faire du dieu d'Israël une divinité tribale, et non pas universaliste, de noircir la violence inhérente aux monothéistes par rapport à un polythéisme grec jugé plus tolérant et, surtout, d'avoir écrit que nazisme comme communisme sont influencés par le « modèle hébraïque » du Dieu unique. Aujourd'hui âgé de 83 ans, Jean Soler raconte dans une autobiographie intitulée Dieu et moi (Éditions de Fallois) comment il a « pris congé » d'un être supérieur, avant de mener une longue enquête sur lui. Alors que, dans l'actualité, il est beaucoup question d'un « vote catholique », de la menace djihadiste et plus généralement d'un « retour du religieux », cet indécrottable athée assure que comme Osiris ou Zeus, Yahweh, Jésus et Allah finiront eux aussi par entrer au musée des croyances. Entretien.
Le Point.fr : Pourquoi ce livre de souvenirs intitulé Dieu et moi ?
Jean Soler : C'est l'itinéraire d'un garçon qui est passé d'une croyance qui lui paraissait évidente, dans une famille catholique d'une piété irréprochable, à une incroyance tout aussi totale. J'ai voulu expliquer comment on peut passer de la croyance à l'incroyance sans événement extérieur, comme la mort d'un proche, un dépit amoureux ou un accident, simplement par un travail sur soi. J'ai été un enfant pour qui la foi était aussi naturelle que l'air ou l'eau. Mais quand j'ai pris en compte de nombreuses données étrangères à mon milieu, j'ai élargi ma vision du monde et j'ai constaté qu'il n'y a rien d'absolu ni d'universel où que ce soit, ni dans la morale, ni dans les connaissances, ni dans l'art.
Vous dites que c'est en classe de khâgne que vous « avez pris congé de Dieu ». Comment cela s'est-il passé ?
J'étais en khâgne à Montpellier. Mon but premier était de réfléchir à fond sur tous les sujets plutôt que de préparer scolairement le concours d'entrée à l'École normale supérieure. Tout ce que j'ai découvert m'a donné un sens très fort du relatif et du temporaire. Différentes interrogations ont convergé pour se cristalliser une nuit dans la conviction qu'il n'y a pas de Dieu.
C'est une épiphanie, mais à l'envers...
Oui, une conversion à rebours. Cette « révélation », si j'ose dire, n'a pas été pour moi traumatisante. On pourrait penser qu'en remettant en cause sa religion, on va se sentir bien seul ou en difficulté. Mais j'ai éprouvé au contraire un sentiment de libération. J'appartenais tout entier à l'univers, je n'étais qu'une étincelle de conscience dans l'univers, et ce n'était pas tragique. Le ciel était rempli d'étoiles et rien n'y manquait. Ce sentiment n'a fait que se renforcer au fur et à mesure de mes expériences dans plusieurs pays et de toutes sortes de péripéties...
J'ai découvert que la Bible n'est pas un livre monothéiste
Alors que vous étiez conseiller culturel à l'ambassade de France en Israël, comment vous est venue l'idée de vous intéresser aux origines du monothéisme ?
J'étais en Pologne en 1968 lorsque le Quai d'Orsay m'a nommé brusquement en Israël. Cette mutation m'a irrité, parce que je n'avais pas demandé à travailler dans le pays natal du monothéisme. Après m'être séparé de Dieu à l'amiable, je pensais cette question réglée pour moi définitivement. Je n'avais aucune envie d'y revenir. Mais dans l'avion qui s'apprêtait à atterrir à l'aéroport de Tel-Aviv, je me suis dit que ce séjour en Israël serait l'occasion de comprendre les fondements de la religion dans laquelle j'avais été élevé, ainsi que de la religion juive, que je connaissais mal. Et j'ai décidé de commencer par lire la Bible attentivement, du premier au dernier verset.
Qu'est-ce que cette lecture intégrale vous a appris ?
J'ai découvert, au cours de mon second séjour en Israël, vingt ans après, principalement, que la Bible n'est pas un livre monothéiste. Le dieu de la Bible n'a jamais dit à Moïse : « Je suis le seul Dieu qui existe, voilà la vérité. » Non ! Le dieu qui s'adresse à Moïse dit : « Je suis Yahvé, le dieu de tes ancêtres. J'ai conclu une alliance avec eux, que je renouvelle avec toi. Si toi et les Hébreux vous me mettez au-dessus des autres dieux, je vous mettrai au-dessus des autres peuples. » Voilà la religion de la Bible hébraïque. Je ne le voyais pas vraiment pendant mon premier séjour, parce j'étais persuadé, comme tout le monde, que la croyance en un seul Dieu remontait à Abraham ou tout du moins à Moïse, au XIIIe siècle avant Jésus-Christ. Or, le dieu de la Bible n'est pas Dieu, l'Unique. Je l'ai donné à comprendre avec cette formule « Moïse ne croyait pas en Dieu ». Par ailleurs, j'ai aussi découvert que Yahvé n'aurait pas pu graver ses Dix Commandements sur des tables de pierre et que Moïse n'aurait pas pu transcrire sur des rouleaux ce que le dieu lui avait dit, parce qu'à l'époque de Moïse, l'hébreu ne s'écrivait pas. On voit là un exemple où la science dément les assises d'une religion. L'hébreu ne s'est écrit que trois ou quatre siècles plus tard ! Nous avons affaire à des mythes, et non pas à l'histoire. En ce qui concerne Moïse, la Bible nous raconte également qu'il a fait sortir les Hébreux d'Égypte et qu'il les a conduits pendant quarante ans dans le désert du Sinaï. Là encore, c'est impossible pour des raisons scientifiques. Les archéologues israéliens n'ont pas trouvé la moindre trace, le moindre tesson, de cette errance. Quand on confronte les fondements littéraires des trois religions monothéistes à ce que nous savons aujourd'hui grâce à l'histoire, l'épigraphie, l'archéologie, la connaissance des civilisations qui entouraient Israël (celles de la Mésopotamie et de l'Égypte en particulier), on est obligé de voir les choses autrement. Si le dieu de la Bible n'est pas Dieu et si la Bible n'est pas un livre monothéiste, c'est quand même considérable ! Mais les fidèles des trois religions monothéistes ne veulent pas le savoir. Ils ne peuvent imaginer que la croyance en un seul Dieu ne remonte qu'au IVe siècle avant notre ère et qu'il s'agit d'une hypothèse née dans le peuple juif pour surmonter des obstacles qui mettaient en question sa religion traditionnelle.
Vous vous êtes aussi intéressé aux interdits alimentaires. Quels sont leurs fondements ?
C'est le travail que j'ai fait lors de mon premier séjour de quatre ans en Israël, parce que j'étais étonné du caractère apparemment absurde de ces interdits. J'ai cherché s'il y avait en eux une logique. Ces lois sont au croisement de plusieurs lignes explicatives. Dans le mythe de la Création, la nourriture prévue pour l'homme devait être végétarienne. La consommation de viande a dès lors posé un problème. C'est seulement après le Déluge, dit la Bible, que le dieu a permis à l'homme de manger de la viande, à la condition de procéder à un sacrifice qui sépare le sang, considéré comme étant la partie divine de l'être vivant et donc réservé au dieu, de la partie carnée qui devient profane. D'où l'importance, aujourd'hui encore, de l'abattage rituel et de l'exclusion du sang. D'autre part, pour qu'un animal soit « pur » (« casher » dans le langage actuel), il doit appartenir exclusivement à l'un des trois règnes voulus par le Créateur, ceux de la terre, de l'eau et des airs. L'animal qui est à cheval sur deux règnes est « impur » et interdit à la consommation. Mon déchiffrement du code alimentaire des Hébreux a été approuvé par Claude Lévi-Strauss et par des universitaires israéliens. Cet adoubement m'a encouragé à continuer mes recherches, alors que je n'étais ni juif ni spécialiste du judaïsme.
Vous avez notamment souligné le problème que posait une divinité masculine dans les monothéismes pour l'autre moitié de l'humanité, les femmes...
L'humanité étant constituée d'hommes et de femmes, la dualité se retrouve dans toutes les religions que nous connaissons, avec des divinités masculines et féminines. Et tout d'un coup, on nous dit : il n'y a qu'un dieu. Les théologiens vont certes vous expliquer que la sexualité n'entre pas en jeu et que Dieu n'est ni masculin ni féminin. Mais le « Père éternel » qui a fait l'homme à son image possède tous les caractères de la masculinité. Ce qui renforce et légitime le statut d'infériorité attribué aux femmes. Il a marqué pendant longtemps notre civilisation chrétienne, et il est encore très important dans la civilisation musulmane. Même dans le judaïsme. En Israël, un homme peut divorcer très facilement. Il lui suffit de remettre un papier de répudiation à sa femme, tandis qu'elle, elle n'a pas le droit de divorcer.