L'utilisation d'internet dans la mondialisation des acteurs de controverses militantes.
En travaillant sur la controverse autour des témoins de Jéhovah en France, nous nous sommes en effet aperçus que l'appropriation d'Internet par ses principaux acteurs des Témoins de Jéhovah produisait des modifications sociales significatives.
Nous entendons par "controverse" une accumulation d'affaires, telles que définies par Luc Boltanski (1990, 256) : des "processus d'enrôlement autour d'un cas problématique et litigieux dont la détermination et la décision sont liées aux manœuvres argumentaires et probatoires, et aux efforts de mobilisation développés dans chaque camp".
Grâce à l'anonymat inédit qu'il procure, Internet semble permettre la libre circulation de la parole, y compris au sein de groupes fondamentalistes où elle est habituellement très encadrée. Ainsi, depuis une petite dizaine d'années, le nombre de sites web consacrés aux témoins de Jéhovah ne cesse de croître — qu'il s'agisse de sites vitrines pour des collectifs civiquement constitués (des associations) ou de sites personnels indépendants (site d'un seul individu). Il s'agit plutôt de montrer comment ils peuvent s'en saisir et pourquoi.
L'organisation jéhoviste compte deux sites web officiels : celui de l'organisation mondiale des Témoins de Jéhovah' — la Watchtower Bible and Tract Society- et celui de la filiale française —l'Association des Témoins de Jéhovah de France. Ce site, qui constitue un plaidoyer en faveur de l'organisation jéhoviste, s'inscrit dans la controverse et l'alimente grâce aux nombreuses ressources qu'il donne à lire sur le sujet : décisions de justice, communiqués de presse, sondages, etc.
On trouve ainsi sur le web francophone une quinzaine de sites personnels constitués en réseau et dont les animateurs ont comme point commun d'être modérateurs d'un forum consacré à l'organisation jéhoviste et baptisé "TJ etc." chacun d'entre eux renvoie systématiquement ses visiteurs vers les sites web d'autres modérateurs du forum et permet ainsi de multiplier l'offre d'informations disponible. La majorité des militants indépendants a côtoyé l'organisation jéhoviste à un moment donné, soit comme membre, soit comme parent ou ami d'un membre de l'organisation.
On trouve en effet sur le web francophone, une dizaine de sites personnels animés par des individus qui se revendiquent témoins de Jéhovah et s'inscrivent dans une démarche attestataire vis-à-vis de l'organisation. Ils utilisent Internet pour entrer dans la controverse et défendre leur foi pour faire partager le fruit de leurs recherches sur la Bible, communiquer des informations sur le groupe ou encore pour revendiquer leur appartenance aux Témoins de Jéhovah et montrer qu'on peut être jeune, moderne, témoin de Jéhovah et heureux.
Ils signalent que leur site n'est absolument pas un site officiel des Témoins de Jéhovah mais celui d'un individu témoin de Jéhovah. Ils ajoutent : "Je suis donc seul responsable de son contenu". Ces précautions s'avèrent en effet nécessaires dans la mesure où l'organisation jéhoviste décourage systématiquement la création de sites personnels par des témoins de Jéhovah.
L'usage d'Internet n'est donc pas strictement interdit aux témoins de Jéhovah, même si les nombreuses mises en garde visent à décourager son utilisation. Il en va de même pour la création de sites personnels :en 1997 dans le Ministère du Royaume du mois de novembre, l'organisation informe les lecteurs qu'il existe un site web de la Société sur Internet et "qu'il n'est pas nécessaire qu'à titre personnel" des pages sur les témoins de Jéhovah, leurs croyances et leurs activités, soient créées.
L'avènement de groupes de pression internes à l'organisation jéhoviste n'est pas proprement inédit dans l'histoire des Témoins de Jéhovah (Franz, 1983). L'AJWRB affirme en effet être constituée de membres influents de l'organisation, et d'anciens des congrégations issus de différents pays. Soumis continuellement au contrôle des autres fidèles, les témoins deJéhovah, influents ou non, ne peuvent dénoncer la politique du Collège central sans aussitôt risquer l'exclusion. Avec Internet et l'anonymat qu'il permet à ses utilisateurs, il devient possible de contes- ter tout en restant à l'intérieur de l'organisation, ce qui constitue une nouveauté dans l'histoire du groupe. Le site New Light on Blood permet à l'AJWRB d'exposer ses arguments et de mobiliser l'opinion publique à sa cause pour les perfusions sanguines.
L'historique de la position jéhoviste relative à la vaccination a pour but d'interroger le lecteur quant à la pertinence du refus actuel des transfusions sanguines. Si l'interprétation officielle des textes bibliques sur laquelle se fondait le refus de la vaccination a évolué au cours du temps, comment savoir si l'interprétation actuelle du refus des transfusions sanguines n'est pas sujette à caution ?
De plus, l'AJWRB rappelle qu'à l'époque même où la Société condamnait la vaccination, "le don du sang pour une transfusion était à féliciter" : un médecin ayant fait don d'un litre de son propre sang lors d'une urgence, est considéré comme un héros par la revue jéhoviste "Consolation" du 25 décembre 1940. Pourtant, moins de cinq ans plus tard la Watch Tower interdit officiellement les transfusions sanguines et les produits dérivés : ces techniques "déshonorent Dieu et sont païennes". Le don du sang est interdit en 1959.
L'existence même de l'AJWRB est suffisante pour montrer qu'Internet favorise particulièrement l'émergence de groupes de pression internes à l'organisation des Témoins de Jéhovah. La multiplication des sites personnels et des forums de discussion animés par des témoins de Jéhovah s'explique par l'obsolescence des outils de contrôle habituels, comme la menace de l'exclusion : les recommandations et conseils de l'organisation qui cherche à juguler le phénomène, de même que la possibilité de mettre hors ligne les sites qui contreviennent à la loi, ne suffisent pas à dissuader les fidèles, qui souhaitent bénéficier de la liberté d'expression offerte par Internet.
Céline Couchouron-Gurung