CALVIN (Jean) 1509-1564
Prise de vue
On pourrait affirmer que le plus grand réformateur français fut un Réformateur malgré lui. De naturel timide, de santé fragile, porté avant tout à l’étude et vers la tranquillité, il a été conduit par des événements où il voyait la main de Dieu à entreprendre une tâche de conducteur d’hommes et de défenseur d’idées. De là une certaine dureté, une intransigeance qui ont créé autour de lui la légende d’un homme au cœur sec, d’un dictateur impitoyable, ambitieux et obstiné. Ses portraits, qui le représentent amaigri, avec la barbe en pointe, vieilli avant l’âge, renforcent cette légende d’austérité et de rudesse. En fait, c’est un homme affectueux et ouvert, soucieux de faire triompher la cause de Dieu, la gloire de Dieu.
Calvin est un Français, un Latin. De sa race, il a la clarté, la logique, l’amour des grandes lignes. Son rôle sera de mettre en ordre les inspirations enthousiastes de ses prédécesseurs, un Luther, un Bucer, un Farel, d’en constituer un corps de doctrines, de jeter les bases d’une organisation ecclésiastique, le régime presbytérien, qui est à l’heure actuelle celui de millions d’hommes dans le monde. C’est un esprit plus organisateur que créateur.
1. Des lettres à la théologie
Jean Cauvin, dit Calvin , naît le 10 juillet 1509 à Noyon (Picardie). Il grandit dans cette ville cléricale, dominée par une lourde cathédrale. Son père est procureur ecclésiastique et s’occupe, non sans avoir à connaître des querelles, des affaires du clergé. L’enfant est pourvu dès l’âge de douze ans de bénéfices ecclésiastiques qui lui donneront le moyen de faire de très complètes études. Il signera parfois d’un pseudonyme, Charles d’Espeville, nom d’une cure de village dont il est bénéficiaire. Au collège des Capettes, il est l’ami des jeunes nobles de la région, en particulier des Montmor de Hangest, famille épiscopale. Ceux-ci vont continuer leurs études à Paris, sous la direction d’un précepteur, et Calvin les accompagne. Ils s’inscrivent d’abord au collège de La Marche où enseignait un des maîtres les plus célèbres de la pédagogie, Mathurin Cordier, auquel Calvin a toujours témoigné la plus grande reconnaissance et qu’il devait appeler plus tard pour la fondation du collège de Genève. Mais la fantaisie de leur précepteur fit passer les jeunes étudiants au collège Montaigu. Les humanistes ne ménageaient pas leurs sarcasmes à ce rempart de la scolastique médiévale : « Collège de pouillerie », disait Rabelais, auquel faisait écho Érasme. Calvin y travailla jour et nuit, délabrant sa santé pour la vie. Il y acquit une forte connaissance de l’Antiquité latine et patristique. Ses œuvres sont remplies de citations, en particulier de saint Augustin et du Maître des sentences, Pierre Lombard.
Peut-être a-t-il rencontré sur les bancs de Montaigu un jeune cavalier espagnol qui vint s’y asseoir à la même époque, Ignace de Loyola. L’un et l’autre, ayant la même vision de la gloire de Dieu comme le montrent leurs devises : « Pour la plus grande gloire de Dieu » et « À Dieu seul la gloire », ont été à la tête de mouvements aussi opposés que ceux des Jésuites et des Réformés.
Après qu’il eut passé quatre ans à Montaigu, Jean fut dirigé par Gérard Cauvin, son père, vers le droit ; il se rendit donc à Orléans et à Bourges où venaient de se créer des universités brillantes. Dans ces deux villes, il rencontra un homme qui eut sur lui une grande influence, Melchior Wolmar, originaire du Wurtemberg. Cet helléniste distingué enseigna les rudiments du grec à celui qu’on devait appeler plus tard le prince des exégètes. Il lui ouvrit aussi sans doute l’esprit aux doctrines luthériennes, qui déjà circulaient en France sous le manteau. Le jeune étudiant de vingt ans écoute, juge, prend peut-être position pour la Réforme, si l’on en croit les traditions qui citent Bourges et le village voisin d’Asnières comme les lieux de ses premières prédications.
La conversion. En 1531, la mort de son père libéra le jeune homme de ces études de droit qu’il avait entreprises par obéissance. Jean se tourna vers les lettres. L’humanisme d’Érasme le sollicitait alors plus que le réformisme de Luther. Son premier et unique essai dans cette voie est un commentaire du De clementia de Sénèque. Le peu de succès rencontré dans ce travail d’étudiant l’orienta sans doute vers une autre voie, celle de la théologie. Il semble qu’on pourrait dater sa « conversion » de l’année 1533. Il l’a décrite, d’abord dans la Préface à son Commentaire des Psaumes : « Par une conversion subite, Dieu dompta et rangea à docilité mon cœur », ensuite dans l’Épître au cardinal Sadolet. C’est non seulement une rupture avec l’Église de sa jeunesse, qu’il appelle dans ces deux textes importants « un bourbier d’erreurs », mais surtout une repentance profonde et un pardon, une vraie conversion morale au Sauveur Jésus-Christ, amenant une certitude de délivrance et de salut.
Les événements allaient donner à cette conversion religieuse l’occasion de se manifester. En cette année 1533, la sœur du roi, Marguerite de Navarre, vit la Sorbonne condamner son ouvrage, Le Miroir de l’âme pécheresse, où elle proclamait sa foi au Christ rédempteur. Elle se plaignit de cette censure à François Ier, qui obligea la Sorbonne à désavouer cette condamnation. Bien plus, le recteur de l’Université, Nicolas Cop, voulut prendre une position encore plus nette et prononça, le jour de la Toussaint 1533, devant les facultés réunies, un discours sur les Béatitudes, vraie proclamation en faveur de l’évangélisme. Le discours avait été rédigé par Calvin, adaptant des textes d’Érasme et de Luther. Mais le Parlement ordonna l’arrestation de Nicolas Cop et de Calvin. Celui-ci s’évada du collège Fortet où il avait sa chambre et se réfugia à Angoulême chez son ami Louis du Tillet. La persécution consommait la rupture. Le discours de Cop est pour Calvin l’analogue de l’affichage des quatre-vingt-quinze thèses par Luther à Wittenberg.
À Angoulême, Calvin profita de sa retraite forcée, dans une bibliothèque riche de plus de quatre mille volumes et manuscrits, pour se livrer à l’étude et sans doute pour écrire les premiers chapitres de son Institution chrétienne, qu’il lisait à mesure à un cercle d’amis éclairés. Cette époque est aussi pour lui celle de nombreux voyages, à Nérac, à la cour de Marguerite de Navarre, et plus tard à Ferrare, à la cour de la cousine de Marguerite, Renée de Ferrare, à Paris et enfin à Bâle, lieu privilégié pour l’étude. C’est là qu’il publiera chez Thomas Platter et Balthazar Lasius sa première édition de l’Institution chrétienne.
2. L’« Institution de la religion chrétienne »
Dans la nuit du 17 octobre 1534, de petites affiches, des « placards » furent apposés en plusieurs endroits, à Paris et jusque sur la porte de la chambre de François Ier au château d’Amboise. C’était une attaque violente contre la messe, rédigée par le pasteur Antoine Marcourt, de Neuchâtel. Le roi s’emporta contre ce qu’il considérait comme un crime de lèse-majesté. Ne se contentant plus de se grouper en petits cercles d’humanistes, les évangéliques passaient à l’action, se livraient à la propagande. Le roi ordonna des persécutions. Des bûchers s’allumèrent, des martyrs y souffrirent la mort, et parmi eux Étienne de La Forge, riche marchand ami de Calvin.
Ces « brûlements » ne furent guère appréciés par des princes allemands, favorables à la Réforme, dont François Ier recherchait l’alliance contre Charles Quint. Pour les calmer, l’ambassadeur Guillaume du Bellay déclara que ces condamnés n’étaient que des révolutionnaires, des anabaptistes, dont il fallait réprimer les excès. Calvin voulut prendre leur défense et exposer leur foi « de peur, dit-il, que me taisant je ne fusse trouvé lâche et déloyal ». Ce fut alors qu’il publia son Institution chrétienne. « C’était seulement un petit livret contenant sommairement les principales matières et non à autre intention qu’on fût averti quelle foi tenaient ceux que je voyais ces méchants et déloyaux flatteurs diffamer vilainement et malheureusement. » (Préface au Commentaire des Psaumes.)
Rédigé en latin, l’ouvrage parut en 1536 à Bâle, petit volume, de format presque carré, facile à passer sous le manteau. Calvin l’a sans cesse retravaillé et augmenté au cours des éditions successives : en 1536, il a six chapitres ; en 1539 paraît à Strasbourg une deuxième édition latine en dix-sept chapitres ; en 1559, il contient quatre-vingts chapitres, divisés en quatre livres.
Une théologie en français. En 1541, Calvin traduit lui-même en français son texte latin de 1539. C’était la première fois que des thèmes théologiques étaient exposés en langue profane : le message évangélique, estime Calvin, n’est pas seulement pour les clercs, il est pour « servir à nos Français ». L’Institution est un des premiers monuments de la langue française, comme l’a reconnu Gustave Lanson dans un article important de la Revue historique (1894). Souvent rééditée, traduite en plusieurs langues, elle est le livre de base de la pensée réformée, sur lequel les siècles ont passé sans en atténuer la vigueur. L’« Épître au Roi de France Très Chrétien, François premier de ce nom », qui en est la préface, est considérée à bon droit comme un chef-d’œuvre. Malheureusement, le roi ne l’a sans doute jamais lue.
3. De l’étudiant timide au chef d’Église
Peu après la publication de 1536, Calvin, qui avait définitivement réglé ses affaires dans son pays natal, formait le projet de se rendre à Strasbourg pour y continuer paisiblement ses études. La route directe de Paris en Alsace, par la Champagne, étant fermée par les guerres, il fut obligé de faire un détour par la Suisse. Arrivé à Genève, il pensait n’y passer qu’une nuit. Mais, sa présence ayant été signalée, il reçut à l’auberge la visite de Guillaume Farel qui, quelques mois auparavant, avait établi la Réforme dans la ville. Ici se place l’entretien célèbre au cours duquel Farel réussit à retenir Calvin à Genève pour affermir à ses côtés l’œuvre naissante : « Après avoir entendu que j’avais, raconte Calvin, quelques études auxquelles je voulais me réserver libre, quand il vit qu’il ne gagnait rien par prières, il vint jusqu’à une imprécation qu’il plût à Dieu de maudire mon repos et ma tranquillité d’études que je cherchais, si en une si grande nécessité je me retirais et refusais de donner secours et aide. Lequel mot m’épouvanta et ébranla tellement que je me désistai du voyage que j’avais entrepris. » (Préface du Commentaire des Psaumes.) Ainsi, par une « adjuration épouvantable, comme si Dieu eût d’en haut étendu sa main pour l’arrêter », Farel retint à ses côtés l’étudiant timide qui devait accomplir à Genève une œuvre aussi marquante.
Ce ne fut pas sans peine. Calvin était dans la ville un étranger et un inconnu. Une page du registre des délibérations du Conseil de la cité porte que l’on donnera à ce nouveau lecteur en la sainte Écriture un salaire, mais le secrétaire en a même oublié le nom (« ce Français », ille Gallus, note-t-il sur ses registres). Calvin ne sera bourgeois de Genève que quatre ans avant sa mort. Pour l’heure, il organise la vie de l’Église naissante ; il promulgue des ordonnances, rédige une confession de foi, établit un catéchisme, qui forment comme la charte de cette communauté. Mais il faut que la confession de foi soit signée par tous les citoyens de Genève. La cité, qui avait en mai 1536 décidé par la voix de son Conseil de « vivre selon l’Évangile », devait maintenant, en chacun de ses membres, ratifier cette décision. Cette signature rencontra beaucoup de difficultés. Les factions politiques se heurtèrent : les uns, prêts à soutenir Guillaume Farel, s’appelaient les Guillermins ; les autres, qui se tournaient vers la ville de Berne et ses « articles », étaient appelés les Articulants ou, plus populairement, les Artichauts. Sur leur refus de célébrer la cène à la manière de Berne, avec du pain azyme et non avec du pain ordinaire, les trois prêcheurs, Farel, Calvin et Coraud, leur collègue aveugle, sont bannis et prennent le chemin de l’exil. Calvin en est comme soulagé : « Bien que je me reconnaisse timide, mou et pusillanime de ma nature, il me fallut toutefois dès les premiers commencements soutenir ces flots impétueux, auxquels, bien que je ne succombasse pas, je ne me trouvais pas garni d’une si grande magnanimité. Aussi quand, par le moyen de certains troubles, on me chassa, je m’en réjouis plus qu’il ne fallait. » (Préface du Commentaire des Psaumes.)
Il va donc, pense-t-il, pouvoir reprendre paisiblement à Strasbourg ses chères études. Mais Martin Bucer, usant d’une remontrance semblable à celle de Farel, lui demande avec insistance de prendre en charge la communauté des Français qui, fuyant la persécution, s’étaient réfugiés à Strasbourg, ville libre. Épouvanté par l’exemple de Jonas, le prophète rebelle dont lui parle Bucer, Calvin cède. Il jette alors les bases de la liturgie et de l’organisation qui marqueront le culte réformé. L’influence de Bucer sur Calvin est profonde, en particulier pour ce qui est de l’institution des anciens, appelée à servir de base au régime presbytérien où l’autorité est exercée par des conseils et non par une hiérarchie.
À Strasbourg (1537-1541), malgré une vie pauvre et difficile, Calvin accomplit un grand travail théologique. Outre la deuxième édition de l’Institution chrétienne, il publie le Commentaire sur l’Épître aux Romains et la Réponse au cardinal Sadolet. Évêque de Carpentras et humaniste éminent, Sadolet, célèbre par son irénisme, avait considéré que le bannissement de Calvin était une occasion favorable pour écrire aux Genevois et les inciter à rentrer dans le giron de l’Église catholique. Embarrassés pour lui répondre, les Genevois demandèrent à Calvin de le faire. Il accepta avec simplicité et rédigea en huit jours une réponse à la fois alerte et profonde. Il prend la défense des réformateurs accusés d’orgueil et de rancune, il explique le sens de sa conversion et du message du salut par l’illumination de la parole de Dieu.
C’est l’époque de son mariage avec Idelette de Bure, veuve d’un anabaptiste liégeois, qui lui fut une aide fidèle et une admirable compagne. De ce mariage naquit un fils, Jacques, qui ne vécut que quelques jours. Idelette mourut en 1549, après une maladie patiemment supportée.
Entre 1539 et 1541, Charles Quint, désireux de rétablir l’unité religieuse de son empire, organisa plusieurs colloques entre théologiens des deux confessions à Francfort (avril 1539), Haguenau (juin 1540), Worms (novembre 1540) et Ratisbonne (avril 1541). Malgré sa jeunesse, Calvin fut appelé à y participer, car sa science théologique était reconnue de tous. À Francfort, il se lia particulièrement avec Melanchthon, dont il publia en 1546 le livre classique, les Loci communes. Ces colloques ne donnèrent aucun résultat.
4. L’organisation de la Réforme
Cependant, la situation politique de Genève avait changé : en 1540, les Guillermins avaient repris le dessus. Ils s’efforcèrent alors d’obtenir le retour de Calvin ; Farel lui écrivit à plusieurs reprises, mais il refusait : « Plutôt cent autres morts que cette croix sur laquelle il me faudrait mourir mille fois chaque jour. » Farel insista, alla même le voir à Strasbourg et Calvin lui reprocha « ses foudres avec lesquelles il tonne de si étrange façon ». Calvin cédera, écrivant à Farel (24 octobre 1540) : « Si le choix m’était donné, je ferais n’importe quoi plutôt que de t’obéir en cette affaire. Mais, comme je me souviens de ce que je ne m’appartiens pas, j’offre mon cœur comme immolé en sacrifice au Seigneur. » Tout l’homme est dans ce mot. Désormais il prit comme emblème une main qui offre un cœur. Il était lié par son obéissance à Dieu, dans un esprit de total sacrifice.
Pourtant il ne se hâte pas, et c’est seulement le 15 septembre 1541 qu’il remonte dans la chaire de Genève, reprenant sans transition l’explication de l’Écriture sainte à l’endroit où il l’avait laissée quatre ans plus tôt. Il est revenu avec la volonté de reprendre son œuvre de construction de l’Église, et son premier travail sera d’établir des Ordonnances et d’écrire un Catéchisme.
Les Ordonnances établissent les quatre ministères qui sont à la base de l’Église réformée : les pasteurs, les docteurs, les anciens et les diacres. Les pasteurs ont la charge de la prédication de la Parole et de l’administration des sacrements ; ils se réunissent chaque semaine en une « congrégation » pour l’étude de la Bible et pour les censures mutuelles. Les docteurs sont chargés de l’enseignement de la jeunesse. Les anciens sont les surveillants des membres de l’Église, chargés de la « cure d’âme » et de l’admission à la sainte cène ; il y avait douze anciens, se réunissant en consistoire, qui veillaient à ce que la table sainte ne fût pas profanée par la participation de personnes vivant notoirement dans le désordre, le manque d’amour fraternel ou l’incrédulité. Les diacres s’occupaient des malades et des pauvres et assuraient le service des hôpitaux ; c’est le fameux diaconat, qui montre la préoccupation sociale de la Réforme calviniste.
Le Catéchisme est écrit très rapidement en 1542. Beaucoup plus complet que celui de 1537, il se présente sous forme de questions et réponses. C’est un remarquable exposé doctrinal plutôt qu’une œuvre pédagogique. Divisé en cinquante-cinq chapitres, ce catéchisme était expliqué aux enfants et aux adultes chaque dimanche après le culte dominical.
Au même moment, Calvin fait paraître son Petit Traité de la sainte cène, où, en quelques pages très denses, il expose sa doctrine sur ce sacrement. Il s’efforce de réduire le désaccord qui s’était manifesté entre Luther et Zwingli, au colloque de Marbourg, en 1529. En voici la conclusion : « Nous confessons donc tous d’une bouche qu’en recevant en foi le sacrement selon l’ordonnance du Seigneur nous sommes faits vraiment participants de la propre substance du corps et du sang de Jésus-Christ... Cela se fait par la vertu secrète et miraculeuse de Dieu et l’Esprit de Dieu est le lien de cette participation, pour laquelle cause elle est appelée spirituelle. » Cette affirmation de la présence du Christ dans la cène aurait dû rassembler les membres désunis de la Réforme naissante. Ce ne fut pas le cas.
5. Lutte sur deux fronts
Au cours des années (1541-1564) que Calvin a consacrées à Genève, il n’a guère connu que des luttes. Son labeur était considérable. Il assurait chaque jour une prédication à la cathédrale Saint-Pierre, plus un enseignement théologique. Peu à peu, par ses écrits, il donnait une structure à la doctrine de la Réforme, en précisait les données. Sa correspondance, plus de quatre mille lettres, nous le montre s’adressant aussi bien aux princes qu’aux persécutés, aux grands qu’aux humbles. Son combat se livrait sur deux fronts, celui des mœurs et celui de la doctrine. Plaque tournante de l’Europe, entre l’Italie, la France et l’Allemagne, Genève était une ville commerçante et ouverte, aimant le plaisir et la vie facile. Calvin s’efforça de tempérer cet épicurisme. Il trouva en face de lui les représentants des grandes familles genevoises, qui s’insurgeaient contre les rigueurs de « ce Français » et voulaient continuer à banqueter, à danser et à s’amuser malgré les Ordonnances. Un jour, le conflit s’aggrava. Deux procès étaient en cours, l’un contre Laurent Meigret, réfugié français, ami de Calvin, l’autre contre Ami Perrin, ambassadeur auprès du roi de France, qui était, avec toute sa famille, très opposé à Calvin. Le peuple de Genève prenait parti pour l’un ou pour l’autre et l’on était prêt à en venir aux mains. Le 16 décembre 1547, le Conseil des Deux-Cents tint une séance mouvementée. Malgré les avertissements, les protestations et les menaces, Calvin se rendit jusqu’à la salle des séances et réussit à apaiser le tumulte. « Tout faible et craintif que je suis, rappelait-il à la fin de sa vie, je fus néanmoins contraint pour rompre et apaiser les combats à la mort de mettre en danger ma vie et de me jeter tout au travers des coups. »
Sur le terrain de la doctrine, la lutte ne fut pas moins violente. Calvin était obligé d’admonester les timides, les « moyenneurs », les Nicodémites, comme on les appelait par allusion à Nicodème, le docteur de la Loi, venu voir Jésus de nuit par manque de courage. Il fallait sortir de l’humanisme, des compromis pour prendre en faveur de l’Évangile et en face des persécutions qui se déchaînaient une position courageuse. C’est alors qu’il écrivit son Excuse de Jean Calvin à Messieurs les Nicodémites sur la complainte qu’ils font de sa trop grande rigueur. Il lutta aussi contre les anabaptistes, contre les libertins, par où il faut entendre non les débauchés, mais les ultraspiritualistes qui prétendaient à des illuminations directes. Deux de ces libertins, Quintin et Pocque, appartenaient à la cour de Marguerite de Navarre. Celle-ci se plaignit de ces attaques et Calvin lui écrivit une très belle lettre, à la fois digne et respectueuse, où il dit en particulier : « Un chien aboie s’il voit qu’on assaille son maître ; je serais bien lâche si, en voyant la vérité de Dieu ainsi assaillie, je faisais du muet sans sonner mot. »
Il combattit aussi ceux qui s’opposaient à sa doctrine. Un ancien carme, devenu médecin, Jérôme Bolsec, s’éleva contre la prédestination à laquelle un pasteur avait fait allusion. Calvin lui répondit dans L’Élection éternelle de Dieu qui résume sa position. Bolsec fut banni de Genève et se vengea en publiant quelques années plus tard (1577) son Histoire de la vie, mœurs, actes, doctrines, constance et mort de Jean Calvin, qui est un ramassis de calomnies. Après avoir servi quelque temps d’arsenal aux polémistes catholiques, ce livre, réfuté point par point, n’est plus pris en considération.
L’affaire Servet. La lutte la plus rude fut celle qui opposa Calvin à Michel Servet. Né à Villeneuve en Aragon, en 1511, Servet commença ses études à quatorze ans à Toulouse. Esprit précoce et génial, il voyage beaucoup et publie en 1531 un petit livre sur Les Erreurs de la Trinité où il nie la doctrine traditionnelle. En 1534, Calvin essaie de le rencontrer à Paris, pour le ramener à la vérité, mais il ne vient pas au rendez-vous. Une correspondance théologique s’établit entre les deux hommes. En 1553, Servet publie sa Restitution chrétienne, dont le titre même marque l’intention de répliquer à l’Institution chrétienne. Les idées de Servet sont panthéistes. Son livre contient beaucoup de nouveautés, en particulier un exposé sur la circulation du sang qui devance d’un siècle la découverte de Harvey. Trente lettres adressées à Calvin terminent le volume.
Arrêté à Vienne (Isère), où il était médecin de l’évêque sous le nom de Villeneuve, Servet est interrogé par l’Inquisition et jeté en prison. Il s’évade et, jugé par contumace, il est condamné à être brulé en effigie avec tous les exemplaires de son ouvrage que l’on a pu saisir. Il erre quelque temps et, on ne sait pourquoi, peut-être par bravade, se rend à Genève où il est reconnu et arrêté. Un long procès commence, où Calvin intervient sur le plan théologique. Le Conseil de Genève est incertain ; il consulte les villes suisses qui concluent toutes à la culpabilité ; le 26 octobre 1553, le Conseil prononce sa sentence. Servet est condamné au bûcher. Calvin s’est efforcé, sans y réussir, de faire modifier le genre de mort. « C’est pourtant à Calvin, écrit un historien, qu’on a toujours fait un crime de ce bûcher, qu’il voulait qu’on ne dresse pas. » Aux portes de Genève, à Champel, sur le lieu du bûcher, a été dressé en 1903 un bloc de granit portant cette inscription : « Fils respectueux et reconnaissants de Calvin, notre grand réformateur, mais condamnant une erreur qui fut celle de son siècle et fermement attachés à la liberté de conscience selon les vrais principes de la Réformation et de l’Évangile, nous avons élevé ce monument expiatoire. »
La mort de Servet souleva des protestations, en particulier celle de Sébastien Castellion, défenseur de la tolérance.
6. La formation des ministres
Après le procès de Servet, les luttes se calmèrent et Calvin put se consacrer à une œuvre qui lui tenait à cœur, la fondation de l’Académie de Genève (1559). Un collège avait été créé en 1541, mais Calvin voulait organiser un enseignement supérieur, pour la formation des pasteurs réclamés de toutes parts, en France et ailleurs, et aussi pour celle de l’élite. Plusieurs professeurs qui avaient dû quitter Lausanne vinrent à Genève et constituèrent un corps professoral de grande valeur. Théodore de Bèze en fut le recteur. Le nombre des étudiants atteignit rapidement plusieurs centaines. Le livre du recteur nous a conservé leur nom et leur lieu d’origine (provinces de France et pays d’Europe). Établie en 1559 par le premier synode, tenu à Paris, qui officialisa la confession de foi et la discipline, l’Église réformée de France comptait en 1561 deux mille cent cinquante églises. Il fallait des conducteurs pour toutes ces paroisses, et Calvin écrivait : « Envoyez-nous du bois et nous vous renverrons des flèches. » À l’Académie, Calvin et Bèze enseignaient la théologie et commentaient l’Écriture sainte, d’autres professaient le grec et l’hébreu, la philosophie, la physique et les mathématiques. Un dessin d’étudiant nous a laissé un portrait de Calvin dans sa chaire, engoncé dans sa pelisse et courbé par une vieillesse précoce.
Car c’était un grand malade, dont les dernières années furent particulièrement douloureuses. Fièvres, migraines, crachements de sang, coliques néphrétiques l’assaillaient sans cesse, sans arriver à le détourner de ses tâches. En février 1564, quatre mois avant sa mort, il écrit à Rondelet, Saporta, Dortoman, professeurs de la Faculté de médecine de Montpellier, gagnés à la Réforme, une lettre où il décrit ses nombreuses souffrances. Le 28 avril 1564, il adresse ses adieux aux pasteurs de la ville réunis autour de lui, retraçant son ministère et ses difficultés : « J’ai vécu ici en combats merveilleux (étonnants). J’ai été salué par moquerie le soir de cinquante ou soixante coups d’arquebuse. Que pensez-vous que cela pouvait étonner un pauvre écolier timide comme je suis et j’ai toujours été, je le confesse... Et même tout ce que j’ai fait n’a rien valu... Je n’ai écrit aucune chose par haine à l’encontre d’aucun, mais j’ai toujours proposé fidèlement ce que j’ai estimé être pour la gloire de Dieu. »
Les derniers jours furent douloureux. Il s’écriait parfois dans ses grandes souffrances : « Seigneur, tu me piles, mais il me suffit que c’est ta main. » Le 27 mai 1564, il mourut paisiblement. Ses funérailles au cimetière de Plainpalais furent d’une extrême simplicité. Aucune pierre, aucune inscription ne marquèrent le lieu de cette sépulture, qui nous reste inconnu. Il faut chercher son souvenir ailleurs, surtout dans ses écrits innombrables, ses traités et ses lettres.
7. Un réformateur de la fécondité de la grâce
En cinquante-cinq ans d’existence, Jean Calvin est ainsi devenu, presque malgré lui, le réformateur d’une ville et, à partir de ce modèle de république chrétienne des conseils, celui qui a dressé, au travers de l’Europe et bientôt au-delà des mers, une chrétienté qui ne s’appellera jamais calviniste, mais tantôt réformée, quant à la substance de son message à l’écoute des saintes Écritures, tantôt presbytérienne, si l’on s’attache à l’importance des laïcs, élus comme anciens, dans la direction des paroisses et le gouvernement de l’Église. Ce modèle d’Église sera destiné à jouer un grand rôle dans la participation des chrétiens à la création du monde moderne, puisque l’activité des puritains est la fille assez raidie, mais profondément efficace, de la discipline calvinienne. Si Martin Luther (1483-1546) a été le grand réformateur du salut par la grâce, Calvin (1509-1564) est le grand réformateur de la fécondité active de la grâce. De même, l’Institution chrétienne, « œuvre d’enseignement qui a poussé comme un arbre pendant plus de vingt-cinq années de méditation » (Karl Barth), a été le livre qui a nourri la théologie des Églises réformées et qui a assuré la survie et la renaissance des paroisses à travers les dispersions et les persécutions, alors même que les pasteurs étaient martyrisés et que les synodes étaient interdits. Calvin s’est révélé, à l’usage des siècles, l’un des plus grands architectes de l’Église chrétienne et un pédagogue incomparable.
Pourtant, c’était un homme effacé derrière sa tâche. À Genève, il ne fut presque toute sa vie qu’un réfugié français assez difficilement admis. Genève elle-même est demeurée longtemps une ville assiégée par la Savoie. Ce n’est pas le catéchisme de Calvin qui est devenu le catéchisme officiel des Églises réformées, mais le catéchisme de Heidelberg, rédigé par deux théologiens d’une génération plus jeune, Ursinus et Olevianus. L’Institution chrétienne enfin ne peut pas se comparer à l’ampleur systématique et spéculative de la Somme théologique de saint Thomas au XIIIe siècle, ni à celle de la Dogmatique de Karl Barth au XXe.
Tel est le destin contrasté de cet homme, indomptable et obéissant, dont l’œuvre, durant sa vie et après sa mort, a dépassé incomparablement la personnalité. Calvin, au tempérament timide et énergique, au style dru et clair, est certainement l’un des Français dont l’œuvre a le plus compté dans l’histoire universelle, sans qu’il y ait jamais prétendu, car il se voulait témoin et non héros.