Témoignage de Saint Irénée sur les écrits du Nouveau Testament
Bien que l’opinion contraire soit adoptée par de nombreux savants, nous avons défendu dans cet ouvrage l’idée que tous les écrits du Nouveau Testament proviennent bien des auteurs auxquels ils sont attribués, soit dans le texte lui-même, soit par la Tradition patristique. Cette conclusion est établie à partir de la comparaison des écrits entre eux, qui permet de préciser leur chronologie relative.
Mais il ne faut pas négliger, par ailleurs, le témoignage capital de saint Irénée, qui fut établi évêque de Lyon en l’an 178, après le martyre de saint Pothin, et dont les sources d’information étaient extrêmement sûres. En effet, il était originaire de Smyrne en Asie Mineure, et c’est là qu’il avait entendu dans sa jeunesse l’enseignement de saint Polycarpe, au sujet duquel il écrit ceci :
Non seulement Polycarpe fut disciple des apôtres et vécut avec beaucoup de gens qui avaient vu le Seigneur, mais c’est encore par des apôtres qu’il fut établi pour l’Asie, comme évêque de l’Église de Smyrne. Nous-même l’avons vu dans notre prime jeunesse, car il vécut longtemps et c’est dans une vieillesse avancée que, après avoir rendu un glorieux et très éclatant témoignage, il sortit de cette vie. (Contre les hérésies, III, 3,4)
Le récit du martyre de Polycarpe nous apprend que celui-ci était chrétien depuis déjà 86 ans lorsqu’il périt sur le bûcher. La date de sa mort est ainsi indiquée :
Le bienheureux Polycarpe a rendu témoignage au début du mois de Xanthique, le deuxième jour, le septième jour avant les calendes de mars, un jour de grand sabbat, à la huitième heure. Il avait été arrêté par Hérode, sous le pontificat de Philippe de Tralles, et le proconsulat de Statius Quadratus, mais sous le règne éternel de notre Seigneur Jésus-Christ ; à lui soit la gloire, l’honneur, la grandeur, le trône éternel de génération en génération. (Martyre de Polycarpe, XXI)
Ces indications ne peuvent correspondre qu’à l’année 155. En effet, il n’existe aucune autre date au 2ème siècle où puissent coïncider un samedi (sabbat), un 23 février (7ème jour avant les calendes de mars) et le 2ème jour d’un mois lunaire (le 2 de Xanthique) ; de plus, de bons arguments montrent que Statius Quadratus était très probablement proconsul en 155. Polycarpe avait donc été baptisé en 69, avant la ruine de Jérusalem. On ne peut mettre en doute qu’il ait été disciple de certains apôtres, puisqu7rénée ne s’appuie pas pour l’affirmer sur des « on-dit », mais sur la connaissance personnelle qu’il avait de lui. D’autre part, Irénée ne peut pas s’être contenté d’exprimer ses opinions privées sur l’origine des écrits du Nouveau Testament. Ce qu’il atteste correspond nécessairement à ce qui était admis dans les Églises de son temps et même chez les hérétiques qu’il combat : en effet, sa réfutation des hérésies, faite au nom de l’enseignement des apôtres, n’aurait eu aucun impact si quelqu’un avait pu contester l’exactitude de son information.
Il est donc important de constater qu’Irénée ne fait absolument aucune différence entre les diverses épîtres où Paul est nommé dans le texte même : il les attribue toutes explicitement à l’Apôtre. En particulier, il ne doute certainement pas de l’authenticité de la première épître à Timothée, puisque c’est par une citation de 1 Tm 1,4 qu’il commence son ouvrage Contre les hérésies :
Rejetant la vérité, certains introduisent des discours mensongers et « des généalogies sans fin, plus propres à susciter des questions, comme le dit l’Apôtre, qu’à bâtir l’édifice de Dieu fondé sur la foi. » (Contre les hérésies, Préface)
Signalons quelques-uns des passages du livre d’Irénée où sont explicitement attribuées à Paul les autres épîtres dont l’authenticité est contestée par beaucoup d’auteurs modernes : III,14,1 (2 Timothée) ; I,16,3 (Tite) ; III,7,2 (2 Thessaloniciens) ; V,12,3 (Colossiens) ; V,14,3 (Éphésiens). Par contre, Irénée n’attribue jamais à saint Paul lui-même l’épître aux Hébreux, bien qu’il y fasse plusieurs fois allusion.
Irénée n’a donc jamais entendu dire par Polycarpe ou par d’autres témoins anciens qu’aucun des écrits signés de Paul proviendrait d’un disciple de l’Apôtre et non de l’Apôtre lui-même. Pourtant, si certains écrits pauliniens n’avaient été rédigés qu’après la ruine de Jérusalem, Polycarpe n’aurait pas pu l’ignorer. Et si l’authenticité de certains écrits pauliniens avait été contestée pour de bonnes raisons par les hérétiques de son temps, Irénée n’aurait pas pu les citer comme preuves de la fausseté de leurs doctrines.
Pour ces mêmes raisons, les renseignements que nous donne Irénée sur l’origine des quatre évangiles sont très dignes de foi :
Ainsi Matthieu publia-t-il chez les Hébreux, dans leur propre langue, une forme écrite d’Évangile, tandis que Pierre et Paul évangélisaient Rome et y fondaient l’Eglise. Après l’exode de ces derniers, Marc, le disciple et l’interprète de Pierre, nous transmit lui aussi par écrit ce que prêchait Pierre. De son côté, Luc, le compagnon de Paul, consigna en un livre l’Evangile que prêchait celui-ci. Puis Jean, le disciple du Seigneur, celui-là même qui avait reposé sur sa poitrine, publia lui aussi l’Evangile, tandis qu’il séjournait à Éphèse, en Mie. (Contre les hérésies, III,1,1)
Ce qu’Irénée écrit sur Marc est important. Il précise que son évangile a été écrit après « l’exode » de Pierre et de Paul. Si ce mot désigne simplement leur « départ » de la ville, celui-ci n’a pu s’accomplir qu’après le séjour de Paul à Rome en 61-63, car Paul atteste dans l’épître aux Romains n’être jamais venu à Rome auparavant. Si le mot « exode » signifie la « mort », ce qui est plus probable (cf. Lc 9,31 ; 2 P 1,15), l’évangile de Marc est encore plus tardif car Pierre et Paul sont morts au plus tôt en 64, lors de la persécution de Néron. Ainsi, le témoignage d’Irénée est un obstacle aux hypothèses récentes qui voudraient que l’évangile de Marc ait été écrit avant l’an 50. D’autre part, on ne peut guère douter que Marc ait été écrit directement en grec, car les chrétiens de Rome étaient en majorité des gens d’origine païenne qui ignoraient l’hébreu et l’araméen.
Le témoignage d’Irénée au sujet des écrits johanniques est encore plus sûr. En effet, nous possédons une lettre d’Irénée, qui nous a été conservée par Eusèbe de Césarée (Histoire Ecclésiastique, V, 20, 4-8), où l’évêque de Lyon raconte certains de ses souvenirs sur Polycarpe, et atteste que celui-ci avait connu personnellement Jean, témoin oculaire de Jésus :
Je t’ai vu en effet, quand j’étais encore enfant, dans l’Asie antérieure, auprès de Polycarpe ; tu brillais à la cour impériale et tu t’efforçais d’avoir une bonne réputation auprès de lui. Car je me souviens mieux des choses de ce temps-là que des événements récents. En effet, les connaissances acquises dès l’enfance grandissent avec l’âme et s’unissent à elle, de telle sorte que je puis dire l’endroit où s’asseyait le bienheureux Polycarpe pour parler, comment il entrait et sortait, sa façon de vivre, son aspect physique, les entretiens qu’il tenait devant la foule, comment il rapportait ses relations avec Jean et avec les autres qui avaient vu le Seigneur, comment il rappelait leurs paroles et les choses qu’il leur avait entendu dire au sujet du Seigneur, de ses miracles, de son enseignement ; comment Polycarpe, après avoir reçu tout cela des témoins oculaires de la vie du Verbe, le rapportait conformément aux Écritures. Ces choses, alors aussi, par la miséricorde de Dieu, je les ai écoutées avec soin et je les ai notées non pas sur du papier, mais dans mon cœur ; et toujours, par la grâce de Dieu, je les ai ruminées avec fidélité. (Lettre à Florinus)
Bien qu’Irénée donne la plupart du temps à Jean l’évangéliste le titre de « disciple du Seigneur », il est indiscutable qu’il voit en lui l’apôtre dont parlent les évangiles, les Actes des Apôtres et l’épître aux Galates.
En effet, il le désigne plusieurs fois comme « l’Apôtre » (Contre les hérésies, I,9,2-3 ; II,22,5 ; III,12,5 ; III,12,15 ; III,21,3). En dehors de Jean-Baptiste, Irénée, instruit par Polycarpe, ne connaît qu’un seul Jean, qui fut « apôtre » et « disciple du Seigneur », et qui « reposa sur la poitrine » du Christ.
À cet unique Jean, Irénée attribue le quatrième évangile (I,9,2 ; etc.), la première épître de Jean (III,16,5 ; III,16,8) et la deuxième épître de Jean, qu’il semble avoir connue unie à la première (I,16,3 ; III,16, 8). Il lui attribue aussi l’Apocalypse (IV,20,11 ; V,26,1 ; V,35,2), et affirme que « celle-ci a été vue, il n’y a pas très longtemps, presque au temps de notre génération, vers la fin du règne de Domitien » (V,30,3). Étant donné que Domitien est mort en 96, 82 ans seulement avant l’élection d’Irénée à l’épiscopat, l’Apocalypse a été vue sans doute en 95, mais elle a pu n’être mise par écrit qu’un peu plus tard, sous le règne de Nerva (96-98). Irénée indique que le quatrième évangile a été rédigé à Éphèse (III,1,1). L’Église d’Ephèse a été fondée par Paul, qui en fut l’apôtre jusqu’en 58. Jean n’y est venu qu’après, et il y est demeuré jusqu’au règne de Trajan (II,22,5 ; III,3,4). Ces précisions ne rendraient pas impossible une rédaction du quatrième évangile avant la ruine de Jérusalem en 70, si Irénée n’expliquait par ailleurs les circonstances dans lesquelles il fut composé :
Jean, le disciple du Seigneur, voulait, par l’annonce de l’Évangile, extirper l’erreur semée parmi les hommes par Cérinthe et, bien avant lui, par ceux qu’on appelle les Nicolaïtes. (Contre les hérésies, III, 11, 1)
L’enseignement de Cérinthe (dont on trouve un résumé dans Contre les hérésies, I,26,1) est postérieur, selon Irénée, à celui des Nicolaïtes, qui sont encore combattus en Ap 2,6 et 2,15. La rédaction du quatrième évangile doit donc avoir suivi et non précédé celle de l’Apocalypse à la fin du règne de Domitien. Elle date vraisemblablement du début du règne de Trajan (98-117). Cette date tardive ne diminue en rien la valeur historique du quatrième évangile, car, comme le soulignait Irénée, la mémoire des vieillards est souvent beaucoup plus fidèle pour les événements vécus dans leur jeunesse que pour les événements récents.
Irénée cite abondamment les quatre évangiles, les Actes des Apôtres, les douze principaux écrits pauliniens (il n’utilise pas Philémon) et l’Apocalypse. Il utilise au moins 4 versets de l’épître de Jacques. Il cite sous le nom de Pierre plusieurs passages de 1 Pierre. Il tire de 2 P 3,8 l’adage qui lui est cher : « Un jour du Seigneur est comme mille ans » (V,23,2 ; V,28,3). D’autres allusions à 2 Pierre sont très probables : l’expression « se rouler dans un bourbier » (2 P 2,22) trouve un écho à la fin de III, 24,1 et au début de III,24,2 ; la qualification des hérétiques comme des « animaux sans raison » (IV,33,5 ; IV,38,4) est vraisemblablement empruntée à 2 P 2,12 ou à Jude 10 ; l’idée de « communion avec Dieu » (V,1,1) se rapproche beaucoup de 2 P 1,4 ; il y a une analogie frappante entre 2 P 3,13 et la promesse qu’on lit en V,36,1 : « Ce sera alors le ciel nouveau et la terre nouvelle, en lesquels l’homme nouveau demeurera ». De plus, même si les mots de 2 P 3,16 ne sont pas littéralement employés, tout le livre d’Irénée est destiné à montrer que les hérétiques « tordent le sens des Écritures ».
L’épître de Jude n’est probablement pas inconnue d’Irénée. Le « châtiment du feu » (II,32,2) rappelle Jude 7 ; on voit difficilement de quelle autre source que Jude 14-15 Irénée aurait pu tirer l’idée que le patriarche Hénoch « est gardé jusqu’à ce jour comme témoin du juste jugement de Dieu » (IV,16,2) ; la fin de V,8,3 se rapproche étrangement de Jude 16 et 19, même si Irénée attribue explicitement à saint Paul le terme « psychiques » qu’on lit également en Jude 19 ; enfin, c’est sans doute de Jude 23 qu’Irénée a tiré la conviction qu’on pouvait ramener les hérétiques sur la voie du « salut » (IV,Pr,1 ; IV,41,4).
L’épître à Philémon et la troisième épître de Jean semblent donc être les seuls écrits auxquels Irénée ne fasse pas allusion. Cela ne prouve pas qu’il les ignorait, car elles sont très courtes, et leur contenu ne lui donnait guère d’occasions de les citer. À cette réserve près, son canon du Nouveau Testament, le plus antique qui nous ait été conservé, est identique au nôtre. Et, répétons-le, Irénée n’aurait pas pu invoquer comme témoignages scripturaires des écrits dont l’authenticité n’aurait pas été reconnue par les Églises de son temps.